— Escales aux Iles —


"Après avoir lu et relu « Le mariage de Loti », un beau jour vers mes treize ans, je déclarai sur les quais de Bordeaux au confident de mes projets aventureux, en lui montrant un trois-mâts mouillé au milieu du fleuve :

- « J'irai à Tahiti sur un voilier comme celui-là »...




Combien pour aller à terre ?

« Ah ! Garçons ! Ça, c'est des pays pour le Matelot ! Figurez-vous qu'un voyage on était mouillé en rade du Galion et qu'on avait à tous les repas du poisson, des légumes frais, des fruits en pile et en vrac à ne savoir où les arrimer. Et puis voilà que le dimanche arrive et que je suis de terre avec ma bordée. A une heure, astiqué à clair, rasés et farauds à bloc, on se présente pour embarquer dans le canot. Avant on avait fait demander au Second une petite avance pour se donner de l'agrément comme de juste. Le second, un jeunet qui n'avait pas encore été à la Martinique, va au « Grand Mât » qui était dans sa cabine :

- Cap'taine, qu'il dit, combien faut-il donner aux permissionnaires qui vont à terre jusqu'à ce soir ? Dix francs, quinze francs chacun ?

- Combien ? que répond le Grand Mât - et qu'on entendait tout par sa fenêtre qui était ouverte - dix francs ? Vous n'y pensez pas Monsieur, vous ne les reverriez plus de huit jours ! Vingt sous par homme c'est suffisant : dix sous pour boire et dix sous pour le sentiment, et s'ils protestent, rien du tout !

Alors vous pensez, y en avait qui commençaient à groumer, mais ceux qui connaissaient le coin nous disaient : « Laisse courir, ça va comme ça, le Grand Mât, c'est le Grand Mât et il sait comme il faut manœuvrer.

Ils avaient raison, car mes enfants, pour une belle bordée, ça été une belle bordée ! ... Et les doudous premier brin, et du tafia fin sur fin ! ... On en a tous rapporté une sérieuse le soir, vous pouvez me croire, on voyait plus s'il faisait jour ou s'il faisait nuit ! Oui, ça, c'est des pays : dix sous pour boire, dix sous pour la fantaisie, et te voilà paré comme un Amiral !... »

Armand Hayet

Chansons des Iles

Où Armand parle des petits batards

Photo Anne Geddes
Photo Anne Geddes


"Nos canotiers retrouvaient là de bons camarades clairs ou foncés et des dames au grand cœur qui leur fixaient à tue-tête pour leur jour de terre, des rendez-vous pleins de promesses.

De belle mulâtresses d'une autre classe, aux allures de reine, d'une élégance recherchée, parées de riches atours et de lourds bijoux : « Tout dessus, quoi... du clin-foc aux cacatois !... » comme disaient nos matelots, ne se mêlaient pas à la foule bruyante et rieuse. Elles s'arrangeaient, escortées de leurs jeunes suivantes pour se trouver sur le passage des Capitaines, espérant les impressionner et entrer en conversation aimable avec eux.

Ces conversations entamées sur le débarcadère ou en ville avaient probablement des suites car beaucoup de Doudous de nos Iles quand on leur demandait le nom de leur «tit mounde» répondaient fièrement :

« Fils moué s'appelle Jeanott Cap'taine Durand ».

Ou bien :

« Zolie tit'fille moué s'appelle Mayotte Cap'taine Dupont »

En revanche, peu de gentils bambins dorés se nommaient par exemple « Pierrot gabier Kerdoneuff » ou « Loïs matelot Jean-François ». L'orgueil !!...

Il n'y avait pas à lutter contre ces glorieuses affirmations de paternité. Les noms de tous les capitaines même ceux n'ayant fait qu'un seul voyage à la Colonie, étaient ainsi utilisés au moins durant quelques années. Cela n'entraînait pas d'obligations excessives : quelques piécettes de monnaie aux bambins et force compliments à la maman.

Longtemps le Capitaine Brihen de Nantes, célibataire endurci, qui commanda sur Saint-Pierre pendant plus de vingt ans battit tous les records. D'année en année, le nombre des «petits cap'taine Brihen» qui l'attendaient sur l'appontement à chacune de ses descentes à terre, s'accroissait d'une façon prodigieuse : « Bonzou papa cap'taine Bihen... Bonzou papa cap'taine Bihen ... »

Au début il distribuait généreusement chaque jour des pièces d'un franc. Dix ans plus tard il ne donnait plus à chacun que dix centimes ! Il se serait ruiné tant il y en avait...

Puis il prit sa retraite bien gagnée à tous les points de vue. Tous les « tit cap'taine Bihen » vrais ou faux s'égaillèrent dans les mornes et sur la côte et plus tard j'eus l'un d'eux à mon bord en qualité de mousse de renfort."

Armand Hayet

Chansons des Iles

Le charpentier

"On ne tombait pas toujours sur des sujets d'élite et parfois à la suite d'une cruelle mésaventure toute la gent navigante de nos îles était à jamais méprisée par un Capitaine déçu !

Tel celui qui ayant dû débarquer son charpentier, gravement blessé au moment de l'appareillage, se vit dans l'obligation d'engager à Fort-de-France en toute hâte un noir qui possédait un excellent certificat signé par un « Maître Entrepreneur Charpentier ». À défaut de charpentier de navire, on se contenterait d'un bon charpentier tout court...

Le trois-mâts à la mer, le second capitaine fait appeler la nouvelle recrue :

- Vous allez immédiatement réparer les deux bordés défoncés de la chaloupe.

- Padon ! Cap'taine, moué pas save touavail là.

- Comment, vous n'êtes pas capable de faire cette réparation ?

-On ! non, ça difficile top !

Le second, pressentant la catastrophe, continue, cherchant un ouvrage facile.

- Alors vous allez changer les deux marches brisées de l'échelle de cambuse.

- Oh ! Cap'taine pas tini moyen.

- Pas tini moyen ! Mais alors vous ne savez rien faire ? Et vous vous êtes présenté comme charpentier !

- Moué pas menti ! Moué chapentier, mais pas chapentier gouand bois...

- Charpentier grand bois ?

- Oui Cap'taine, çi-là qui fait touavail avé beaucoup z'outils, dans gos chapente, gouands planches, avé clous z'en pile ; moué, c'est « chapentier tit bois », chapentier tit bois... première classe !

- Charpentier petit bois ? Mais Bon Dieu ! quel travail de charpentage faisiez-vous donc à terre ?

- Moué coupé tits moceaux bois s'avé ti s'hache... tits moceaux bois pour allimé le feu : c'est çà chapentier tit bois.

Je n'insiste pas sur la fureur du Second ni sur celle du Capitaine !"

Armand Hayet

Chansons des Iles

Le Carnaval de Saint-Pierre


Avec d'autres grandes joies de la Martinique, les cendres du Mont Pelé ensevelirent le célèbre carnaval de Saint-Pierre.

Les réjouissances carnavalesques duraient en réalité près de deux mois. Elles se terminaient par une magnifique et dernière explosion de gaieté collective, non par le Mardi-Gras, mais seulement le lendemain, jour de reprise du travail et de retour aux choses sérieuses dans tous les pays de la chrétienté. Sauf pourtant à Bordeaux ou depuis des siècles les cavalcades, les mascarades dans la rue ont lieu le Mercredi des Cendres. La coutume Pierrotaine aurait-elle été importée par des navigateurs ou des colons originaires du grand port métropolitain, en même temps que la coiffure des bordelaises devenus le si gracieux madras ? C'est possible.

C'était un irrésistible élan qui le Dimanche faisait envahir le centre de Saint-Pierre par la foule accourue de tous les quartiers de la ville.

Toutes les classes de la population participaient à ce plaisir. Les riches bourgeois en somptueux travestis circulaient à cheval ou en voiture parmi les flot bariolé des dominos, des pierrots, des arlequins, des polichinelles classiques ou fantaisistes, chantant, sautant, dansant, en proie à un véritable délire, dans une débauche de joie sincère et naïve qui faisait penser aux fêtes des fous au Moyen-âge.

Les bandes de masques étaient presque toujours guidées par un gigantesque noir représentant le Diable. Après s'être plongé dans du sirop de canne, il s'était roulé dans un monceau de plumes et de duvet. Son front était surmonté de deux grandes cornes et sur ses jambes battait une longue queue de vache.

Bondissant, se contorsionnant, faisant d'affreuses grimaces il poussait à intervalles réguliers des hurlements sauvages entremêlés de mots conservés de l'ancestral dialecte africain... auxquels répondaient les clameurs et les battements de mains en cadence de la multitude de gamins et de gamines qui le suivaient : toute la « tite mamaille » du pays au comble de la félicité.

La musique des orchestres, les chants, les vivats, emplissaient l'air d'un vacarme assourdissant qui soudain s'éteignait pour laisser l'élever dans un silence admiratif la belle voix pure d'une chanterelle chanteuse réputée de refrains créoles.

Puis c'était les chœurs de Sociétés rivales que la foule écoutait un instant comme en extase et récompensait de bravos frénétiques.

Enfin le mercredi des Cendres, on « tuait » Carnaval, tandis que les danses les plus lascives, les couplets les plus langoureux, les plus évocateurs, les invraisemblables libations de tafia, transformaient en véritables bacchanales cette traditionnelle cérémonie, au cours de laquelle l'allégresse des Pierrotaine et des autres Martiniquais venus de tous les coins de l'Ile, était portée à son paroxysme.

Cette dernière manifestation mettant un terme à la liesse générale s'appelait le « Vidé Diablesse ».

Vous pensez si nos Matelots, lâchés dans ce monde en folie, s'en payaient à bloc comme ils disaient, faisant en deux ou trois dimanches provision de souvenirs réconfortants pour les mois et les mois de misère passée et à venir.

Je me souviens d'une exhibition dans la mâture du « Galion », blanc trois-mâts du Havre, qui eut un formidable succès, ma foi bien mérité, auprès de tout Saint-Pierre massé sur les quais et sur les navires amarrés côte à côte. Cet exploit de nos marins fut durant des années le sujet de bien des conversations au seuil des cases ou sur la plage et fit naître - c'était inévitable - de charmants couplets chantés sur l'air de « Colby ».

C'était tout simplement trois matelots habillés en doudous plus que voyantes, que poursuivaient cinq autres gabiers déguisés en soi-disant « soldats du Pape », c'est-à-dire chaussés de leurs lourdes bottes de mer, vêtus de leurs épais caleçons de molleton rouge garance en guise de pantalon militaire et d'antiques jaquettes ou redingotes noires prêtées par « des amis de terre ». Coiffés de hauts chapeaux de magicien en carton peints au minium, terminés par une imposante touffe de plumes de coq, ils s'étaient en outre embarrassés d'un interminable sabre de bois accroché à leur ceinture de cuir. Drôle d'accoutrement pour exécuter les plus périlleuses acrobaties !

Cette course dans les enfléchures et le gréement des extraordinaires doudous au visage hirsute et boucané, parées de madras chavirés, fuyant debout sur les vergues ou pendues par les mains à un filin et gigotant à trente mètres de hauteur tandis que leur vaste robe gonflée par la brise laissait voir leurs mollets musclés et velus et leur pantalon de lingerie éclatante de blancheur garni de larges dentelles, était en effet du plus haut comique !

A terre les masques hurlaient de bonheur, trépignaient, encourageant les auteurs de ces dangereuses prouesses, acclamant les « belles doudous missiés matelots » et tournant en dérision les soldats du Pape restés à la traîne dans la mâture, gênés par leur bizarre uniforme et surtout par leur chapeau en pain de sucre et leur sabre de dragon !

Pour terminer, nos dames extravagantes mais d'une agilité peu commune, se laissèrent glisser par un galhauban, depuis les barres de perroquet jusqu'à la lisse d'où elles piquèrent un splendide plongeon dans l'eau tiède de la rade !

Et le lendemain matin, il fallut que le maître d'équipage du « Galion » usât de toute sa persuasive éloquence, appuyée de quelques allusions peu voilées sur la puissance de ses biceps et la dureté de ses poings pour obtenir que les doudous barbues, encore sous l'influence du tafia et grisées de leur triomphe de la veille, voulussent bien ne pas se présenter pour le lavage du pont dans leurs atours éclatants mais hélas ! bien endommagés, qu'elles n'avaient pas quittés de la nuit.


Armand Hayet

Chansons des Iles

Les histoires du Capitaine
Optimisé par Webnode
Créez votre site web gratuitement ! Ce site internet a été réalisé avec Webnode. Créez le votre gratuitement aujourd'hui ! Commencer