La légende du Vent

Commandant Armand Hayet

Cric !... Crac !... Sabot !... Cuiller à pot !... détape tes écubiers pour me regarder ! Ouvre tes écoutilles pour m'écouter ! Qui dormira, son quart de vin me donnera ! A moi la voix !

Donc, que tu es là, garçons, tous contents que la barque file gentiment ses huit nœuds, poussée par cette jolie brise bien portante, et que tu es maintenant pendant ton quart, toute la bordée affalée à plat pont sans rien faire, comme un failli négociant de Paris dans son fauteuil rembourré de plumes...

Que tu es faraud aussi quand, dans le calme plat, tu as réussi en sifflant doucement à faire venir le vent qui te déhale de l'encalminée de malheur, qui est plus mauvaise pour le marin que le plus gros coup de temps.

Et que tu ne sais même pas, homme ignorant que tu es tous, à qui tu dois tous ces bienfaits et que tu crois que ça a toujours navigué comme ça !

Mais je vais te dire ce qui en est, dans la vraie vérité, du commencement à la fin, comme qui dirait, depuis la queue de requin qui est amarrée au bout-dehors de beaupré jusqu'au bout du gui de brigantine.

Et tout ça c'est si vrai que ça a été écrit en latin par un moine nommé Mathurin-Mathusalem, tout au long avec de l'encre d'or dans un livre d'histoire de France, que tout un chacun peut voir bien arrimé dans un coffre d'acier à cent serrures, qui est caché à vingt brasses de profondeur sous la dixième dalle de pierre à tribord, par le travers du grand autel de la cathédrale de Saint-Malo.

Aperçu ?... Compris ?... A la bonne heure !

Donc, c'était du temps que les commissaires de la marine, les brasse-carrés et les gabelous n'étaient pas inventés ; que les Anglais, encore sauvages, n'osaient pas quitter leur pays de boucaille ; que les hôtesses avaient les plus jolies servantes du royaume ; que pas un bourgeois ne pouvait croiser un marin à terre sans lui offrir de trinquer avec lui ; que la solde éait plus de dix fois celle d'aujourd'hui : que le commandement que l'on entendait le plus souvent à bord, c'était : « A boire la goutte le monde », que le quart de vin c'était un litre et que le cambusier avait toujours le pouce droit coupé ras !

Et pourtant le matelot n'était pas heureux...

C'est qu'il n'y avait pas de vents sur la mer !

C'était terrible ! Des campagnes de six et huit ans, des traversées de deux ans de trois ans, puisqu'on ne pouvait tailler sa route qu'à l'aviron ou avec le courant !...

Un jour, un fameux cap'taine de Saint-Malo naviguait de cette triste façon, quand il aperçut sur un caillou un homme qui faisait des signaux de détresse. Il aborda et recueillit le naufragé.

Quand celui-ci eut bu un bon coup de tafia d'officiers, il remercia le cap'taine qui l'avait emmené dans sa chambre et lui dit :

- Cap'taine, où donc allez-vous ?

- A la côte d'Afrique, pour acheter du bois d'ébène et des pointes d'éléphants.

- Vous en avez au moins pour cinq ans avant de revenir en France. Je vous plains ! Cependant, comme vous avez été charitable envers moi, je puis vous confier un grand secret qui va faire un branle-bas de tous les diables dans la navigation. Mais, avant d'apprendre mon extraordinaire secret, il vous faudra virer de bord et revenir à Saint-Malo où je dois me rendre le plus tôt possible. Comme de juste, à l'arrivée, je vous paierai une grosse somme, ainsi qu'à votre armateur.

- Vous n'y pensez pas ! Que diraient mes armateurs ? Sûrement je perdrais mon commandement !

- Soyez sans crainte, ayez confiance en moi et vous deviendrez le premier cap'taine du royaume.

Le cap'taine était bien hésitant. Enfin, il se décida et fit appeler son second pour lui donner ordre de virer de bord et de mettre cap au nord.

- Inutile, dit alors le naufragé. Je voulais vous mettre à l'épreuve. Vous êtes un brave marin au bon cœur. Fermez la porte et écoutez-moi bien. Je suis l'ami de tous ceux qui vont sur mer et qui naviguent droit. Savez-vous ce que c'est que les Vents ?

- Oui... Mais, hélas ! personne au monde ne peut dire où ils habitent, ni comment s'en faire obéir. Je n'ignore pas non plus que le roi de France a promis les plus magnifiques présents au marin qui les amènerait sur l'Océan.

- Eh bien ! C'est vous qui capturerez les Vents. Car c'est moi le grand saint Clément et j'en suis le maître après Dieu ! Prenez cette carte, j'y ai tracé la route qui conduit à leur repaire. Prenez aussi ce dessin, il représente votre bateau transformé en voilier qui sera la plus belle chose du monde ! A votre prochaine escale, vous embarquerez des arbres pour faire des mâts et des vergues, du filin pour le gréement et de la toile pour tailler ce que vous nommerez des voiles.

Attention, maintenant ! quand vous aurez débarqué dans l'île des Vents, avant de les voir et surtout de les entendre, vous les appellerez en sifflant doucement..., gentiment..., joliment, comme cela... Alors... soufflant petite brise, ils arriveront..., vous suivront..., vous obéiront comme mousse à cap'taine.

Le cap'taine remercia le grand saint Clément.

Quand le soleil fut couché après avoir bu, comme d'habitude, un bon coup à la grande salée :

Si la mer disparaissait

Le soleil de soif mourrait !

le saint s'envola par un sabord d'arcasse sans que personne de l'équipage s'en aperçût.

dessin Armand Hayet
dessin Armand Hayet

A son escale au pays des Oranges, c'est-à-dire aux Canaries d'aujourd'hui, le cap'taine acheta ses approvisionnements au vieux juif portugais qui était fournisseur de navires.

Il dut lui verser, jusqu'au dernier, tous les louis d'or qui emplissaient sa dominique, auxquels il ajouta, tellement il était furieux d'être ainsi dépouillé, cinquante bons coups de garcette, bien appliqués sur les reins par ses deux plus solides matelots : ses chefs de nage.

La traversée était longue, les hommes n'en pouvaient plus de tirer sur les avirons et, vers le vingtième mois, ils commencèrent à groumer.

Enfin, un matin, par deux quarts tribord devant, on signala une île. C'était l'île des Vents !...

Quand le bateau fut mouillé, le cap'taine débarqua seul à terre. Il marcha jusqu'à midi et soudain releva droit devant lui les Vents silencieux qui étaient assis en rond, comme de juste.

Il s'avança sans hésiter et il cria :

- Je suis le cap'taine Sans-Peur. Je navigue sous le pavillon tricolore du roi de France et j'ai reçu du grand saint Clément, votre maître, l'ordre de vous embarquer à mon bord. Lequel d'entre vous est votre cap'taine ?

- C'est moi, dit Nord en se mâtant debout, et je vous réponds que nous ne vous suivrons pas, car nous n'ignorons pas que sur l'Océan, soit d'un bord, soit de l'autre, nous serions obligés de travailler sans arrêt, tandis qu'ici nous nous reposons à longueur de jour et de nuit, toujours de quart d'en bas, comme vous quand vous aurez vos invalides.

Et aussitôt, il souffla une bouffée « grosse brise ».

Du coup, le cap'taine fut presque démâté ! Il crocha dans un rocher qui avait la forme d'un cabestan et, pour se faire obéir et dominer le bruit du Vent, il se mit à siffler de toutes ses forces. Ah ! garçons ! ce fut un beau branle-bas !

Instantanément, tous les Vents, obéissant à leur cap'taine Nord, se mirent en folie, soufflant tous à la fois : typhon, tornade, cyclone et pampero !

Le cap'taine Sans-Peur ne perdit pas la tête. Il largua d'une main sa grande ceinture de soie rouge qui avait dix brasses de long, dans laquelle il passait sa hache d'abordage, son sabre et ses pistolets, et il s'amarra au rocher avec trois tours morts bridés par deux demi-clefs bien souquées.

Et, pendant tout l'après-midi et toute la nuit, les Vents, sans jamais mollir une seconde, soufflèrent en furie dans un charivari d'enfer. Ça fusilllait, ça carabinait, ça piaulait, ça ventait la peau du diable, et si raide, dans les risées, que les dents du cap'taine branlaient dans leurs emplantures et que ses cheveux et les poils de sa barbe étaient arrachés par paquets !

Heureusement, sa ceinture de Chine tint bon. Il ne fut pas enlevé, mais il s'évanouit parce que sa tête avait tossé trop fort sur le rocher et il saignait beaucoup.

Les Vents, le croyant mort, cessèrent enfin leur musique de Satan et se retirèrent derrière la montagne pour se réunir en conseil et régler leur quart du lendemain.

A l'aube, le cap'taine se réveilla : il faisait calme plat. Plus un arbre, plus une pierre, plus une herbe sur le sol ! Tout avait été balayé, seul le rocher qui s'enfonçait à plus de mille mètres dans la terre avait étalé.

Le cap'taine comprit alors qu'il avait manœuvré comme un soldat du pape en mangeant la consigne du grand saint Clément, qui lui avait bien recommandé de ne siffler, et doucement, que si les Vents ne soufflaient pas.

En vitesse il se largua, puis, dans le grand silence du calme blanc, se mit à siffler « doucement, gentiment, joliment »...

Et les Vents arrivèrent aussitôt. Naturellement, ils n'avançaient ni en ligne de front, ni en ligne de file, ni en pagaille, mais en cercle, comme sont les caps sur la Rose : cap'taine Nord à l'avant, Sud à l'arrière, Est à l'opposé d'Ouest, et Noroît, Nordé, Suroît et Suêt à leur poste respectif.

C'était Sud qui avait pris le quart et il soufflait jolie brise, maniable, bien soutenue.

Le Cap'taine Sans-Peur cessa de siffler, se mit à leur tête et se dirigea vers son bateau dans lequel les huit Vents embarquèrent docilement tandis que tout l'équipage poussait des hourras et les mettant aux fers dans la cale.

Pendant vingt-cinq semaines, sans service du dimanche, à l'aide des plans donnés par le grand saint Clément, le cap'taine fit travailler son monde main sur main à courir, pour transformer le bateau en voilier. Dame ! mon fi, je ne te dirai pas que c'était du fin sur fin comme épissures et amarrages, et que le gréement de leur barque farguait frégate ou trois-mâts de Bordeaux du temps de mon père. Non, on aurait plutôt dit hourque de Hollande ou patache de douane !

Ca n'était pas la faute des pauvres gars qui n'avaient jamais fait l'école de matelotage et qui, comme de juste, ne pouvaient pas être fins gabiers premier brin, comme moi qui vous parle.

Le jour de l'appareillage arriva enfin. On vira l'ancre en chantant la Margot, et, quand le cap'taine commanda : « Hisse le grand foc ! »... pour la première fois sur un bateau, tout l'équipage répondit comme de bien entendu :

- Hisse le grand foc, tout est payé !

La traversée de retour fut comme une bordée en paradis ! Elle ne dura que trois mois. Vous pensez si tribordais et bâbordais étaient heureux de n'avoir plus à haler sur les avirons !

Les Vents faisaient tout le travail. En soufflant par les caillebotis des écoutilles, ils gonflaient les voiles nouvellement enverguées et le bateau taillait dans la houpée à une vitesse qui semblait vertigineuse.

Ce qui étonna aussi les marins, ce fut de voir les lames et leurs moutons d'écume, d'entendre leur chanson se mêlant à la musique de la brise, eux qui n'avaient connu jusqu'alors que la mer toujours d'huile, éternellement silencieuse, immobile, comme morte.

Quand le sémaphore de Saint-Malo signala un navire comme on n'en avait jamais vu de gréé, qui, sur une mer qui n'était plus plate, faisait bonne route contre le courant de jusant et sans avirons bordés, toute la population accourut sur les remparts et crut que c'était le bateau du diable.

Mais on reconnut bientôt à son signal le cap'taine Sans-Peur qui mouilla, serra ses voiles et fit hisser le grand pavois en tirant vingt coups de canon.

Justement, le roi était à Saint-Malo en revue d'inspection. Il fit armer son grand canot de parade et se rendit à bord avec son amiral, ses princes et sa fille.

- Eh bien ! cap'taine, je devine que vous m'apportez les Vents ?

- Oui, Sire, ils sont aux fers, dans l'entrepont. Mon ami le grand saint Clément m'a donné le secret de se faire obéir d'eux et je vais les larguer sur l'Océan.

- Chose promise, chose due. Quel cadeau voulez-vous que je vous fasse ? Voulez-vous être le commandant de toutes mes troupes ?

- Non, Sire...

- Désirez-vous être gouverneur de Saint-Malo et de toute la Bretagne ? ...Mon premier ministre en chef ? Mon grand amiral de France ?

- Non, Sire...

- Cap'taine, je n'ai plus que ma fille à vous offrir en mariage !

- Sire, elle est bien jolie et je sens que je l'aime déjà, mais j'ai un autre grand désir au cœur : je voudrais que vous me fassiez construire le plus beau trois-mâts du monde !

- Accordé ! Vous serez l'armateur et le cap'taine du plus solide, du plus fier trois-mâts du monde. Il sera construit en bois le plus dur des chênes marqués de mes forêts, gréé du meilleur filin en chanvre de mes pays du Nord, voilé de toile tissée à Locronan ! ET, par surcroît, je vous donne ma fille avec mille sacs de louis d'or tout neufs.

Alors le cap'taine Sans-Peur fit ouvrir les panneaux de sa cale, enlever le cadenas de la barre de justice, et les Vents, libérés, s'envolèrent vers leur île perdue au fin bout des mers.

Bien perdue !... puisque le grand saint Clément l'avait fait couler d'un coup de pied par cinq mille brasses de fond ! Et, comme les Vents ne pouvaient se cacher sur une autre terre, ils furent bien obligés de se loger dans les nuages.

C'est depuis ce jour qu'ils sont toujours de quart, sur un point ou sur l'autre de l'Océan, et que les marins, grâce au cap'taine Sans-Peur de Saint-Malo, savent les appeler quand ils en ont besoin en sifflant « doucement, gentiment, joliment »...

Mais aujourd'hui, il faut bien le reconnaître, ils sont beaucoup moins disciplinés et parfois se font prier trop longtemps.

Ici, je tourne au taquet. Mon conte vrai est achevé. Une chique, garçons, pour me payer..."

Armand Hayet


Us et Coutumes à bord des Long-Courriers

publié par Gautier-Languereau dans 15 histoires de voile, en 1970

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