— Le Collectage —


Chansons de Bord


« Parlerai-je [à présent] de la patience, de l'acharnement que j'ai dû déployer durant des années, au cours de toutes mes traversées sous toutes les latitudes, pour arriver à obtenir les textes complets d'une vingtaine de chansons de bord ? parlerai-je des enquêtes, des interrogatoires auxquels je me suis livré à la mer ou à terre, soit auprès de mes camarades officiers au long cours, soit auprès de matelots, jeunes et encore enthousiastes, ou vieux « bat-la-houle » désabusés, mis en confiance par l'octroi de quelques boujarons de tafia ou par le don somptueux de cigares qui, bien que richement bagués, n'en étaient pas moins destinés par leur nouveau propriétaire, à suppléer, en fin de campagne, à la pénurie de « tablettes à chiquer » ?

"Je voudrais simplement rendre hommage à tous mes collaborateurs auxquels revient l'honneur d'avoir peut-être sauvé de l'oubli ces chansons de bord qu'ils chantaient sans en soupçonner la beauté. Mais ils sont trop... leurs noms se sont effacés de ma mémoire ; toutefois je me souviendrai toujours de Bugarret, du vieux Pierre, de Napon, de Jossy et du mousse Loïs qui tout en fourbissant les cuivres de ma cabine, me chanta un jour avec sa douce prononciation créole : Pique la baleine. Ce fut pour moi une bien agréable surprise car j'ignorais cette version de l'étrange chanson à nager des baleiniers."

Armand Hayet - Chansons de Bord

Chansons des Iles

"En réalité, ce n'est pas pour sauveter les chansons créoles que j'ai délaissé cette fois-ci les sujets purement marins qui me sont chers, les seuls que je devrais d'ailleurs me permettre d'aborder, plus exactement d'effleurer.

J'ai voulu simplement en réunir quelques-unes des plus caractéristiques, des plus naïvement et sincèrement représentatives de l'âme des Iles, afin de les faire connaître à ceux de mes camarades qui n'ont pas eu la joie de les écouter à l'âge heureux, dans le cadre et l'ambiance que rien ne peut remplacer et qui seuls permettent de goûter pleinement leur saveur à la fois acide et sucrée, leur parfum étrange de fruits tropicaux.

Mais j'ai voulu surtout, sachant qu'ainsi je comblerai les vœux des marins « de ma bordée », survivants comme moi des aventures de la Voile, m'appliquer dans la forme qu'ils apprécient, à rendre un hommage reconnaissant à des terres de beauté, à des êtres aimables, à des coutumes charmantes qui embellirent nos escales et qui, pour les jeunes marins, sont déjà comme des décors exagérés, des personnages inventés de contes sans âge du gaillard d'avant...

J'aurais dû sans doute, pour intéresser à mon geste pieux, tous ceux qui ne peuvent me lire avec l'amicale indulgence de mes compagnons de bourlingage, pavoiser richement les chansons que j'ai recueillies, avec des citations choisies parmi les œuvres de contemporains célèbres qui ont peint la magnificence des Iles et la séduction de leurs habitants ; mieux encore, avec des pages puisées dans les ouvrages, peu répandus dans le public de ces auteurs si prolifiques qui s'échelonnent du XVII° siècle au Second Empire et qui sont une source intarissable des renseignements documentaires et... de phrases agréablement tournées.

Je me suis contenté de faire appel à mes souvenirs et à mes notes griffonnées au hasard des quarts de jour et de nuit, des haltes et des retours ; à ces notes l'encre déjà palie, au crayon presque effacé, déchiffrées sur des feuilles volantes ou dans de vieux petits carnets de quatre sous, tout déformés par le sel de combien de mers ! l'humidité de combien de grains ! l'ardeur de combien de soleils de Tropiques et d'Equateur !

Vivants souvenirs sans confusion, lignes désordonnées mais débordantes d'enthousiasme et de sincérité, vous avez fait surgir une fois de plus devant mes yeux les cinglages insouciants, radieux ou angoissés, les séjours de délices ou dépourvus d'attraits, mais tous, sans restriction aucune, auréolés de la splendeur des années de courage, de ferveur, d'illusions..."

Armand Hayet - Chansons des Iles

Dictons et tirades des Anciens de la voile

"J'en ai pourtant exploré des « Cahiers de Chansons » tout jaunis, que leurs propriétaires - le plus souvent de vieux gourganiers qui ne lisaient plus depuis bien des années - conservaient précieusement dans le recoin aux trésors de leur coffre, à côté des fils de lin ou de soie, des morceaux d'ivoire ou d'os, des perles de verre, des lamelles de cuivre fin, des planchettes de teck et d'acajou destinés à la construction des bateaux en bouteille et des frêles modèles. » D&T

Mais ces cahiers, si consciencieusement calligraphiés à l'intention du traditionnel gabier, par un élégant et savant matelot-fourrier durant son congé à l'Etat, ne contenait hélas ! que des Chansons de terre : romances sentimentales, couplets patriotiques ou refrains grivois.

Et quand désappointé, j'en faisais la remarque au possesseur du cahier, il en était tout surpris, presque offensé :

« Mais Cap'taine, ce n'est pas la même chose ! Les nôtres de chansons ce n'est pas des histoires de livre ou d'écriture... c'est pour chanter, c'est tout... »

Et oui ! On s'est contenté de les chanter et elles se sont presque toutes envolées, emportées par les doux alizés de Nordé et de Suêt, les rêches moussons de l'Océan Indien et les lourdes brises d'Ouest de l'Atlantique et des Mers du Sud.

Je puis donc affirmer que nos chansons ne furent ni écrites ni imprimées, et que la transmission d'un chant du large jusqu'aux derniers long-courriers que nous sommes, uniquement par la tradition orale, est non pas une preuve mais la seule preuve de son authenticité.

Donc pour arriver à recueillir, à reconstituer les survivantes des chansons de bord, les vraies, les pures - qui ne sont ni des chants de marins en bordée, ni des complaintes de la côte, ni de ces compositions où il est question de Neptune, de son trident et des flots en courroux, que l'on extrait de vieux ouvrages bien sages et qui firent toutes leurs campagnes par le travers d'un clavecin dans les calmes parages des salons du XVIII° siècle - ma peine a été grande, je l'ai déjà dit, puisque je n'avais à compter que sur ma mémoire et sur celle de mes compagnons du long-cours, officiers et matelots."

....................................


"J'ai eu sous mes ordres Yves Labarc'h ou plutôt comme l'appelait le poste, le « père La Barre », natif du Morbihan et matelot-voilier, qui plus solide que bien des jeunes naviguait encore à l'âge de 60 ans.

Or le père la Barre possédait lui aussi un « Cahier de Chansons », un cahier de toute beauté !

Il l'avait protégé par une magnifique couverture en toile à voile d'une résistance à toute épreuve. Elle était ornée en chef d'une superbe ancre de bossoir bleu de ciel, au jas marron et au câble jaune d'or. Puis venait écrit à l'encre de Chine, oh ! pas par La Barre, ce titre éblouissant :

CAHIER de CHANSONS

et de

CONSIDERATIONS

APPARTENANT A : YVES LABARC'H

N° Matricule 7425. Vannes.

A gauche du titre, dans une bouée de sauvetage d'une blancheur éclatante : un cœur vermillon. A droite, dans une autre vouée : une croix noire capelée d'une couronne d'épines. Les trois symboles de la Foi, de l'Espérance et de la Charité, utilisés probablement pour leurs qualités décoratives !

Enfin un bidon ! Oui ! un bidon règlementaire - qui par un art audacieux laissait voir à travers ses épaisses douvelles de chêne et ses cercles de cuivre, le vin rouge qu'il emplissait jusqu'au bord - était joliment dessiné et peint en manière de cul-de-lampe au bas de cette remarquable couverture. Cet emblème vous fixait immédiatement sur l'horreur que pouvait inspirer à notre matelot la vue d'un bidon vide !

Ce cahier qui courait les mers avec son propriétaire depuis plus de quarante ans, avait pu braver toutes les sécheresses et toutes les humidités de notre globe, parce que roulé, il était tenu à l'abri dans un énorme bambou dont les extrémités hermétiquement closes par deux rondelles de liège, étaient coiffées d'un capuchon tricoté, à pompon de soies multicolores. Le bambou apparaissait lui-même comme un objet d'art car il était recouvert de bout en bout de reproductions de navires et de plantes exotiques patiemment gravées à l'aiguille de voilier par le père La Barre ; tels ces fanons de baleine historiés dont nous admirons les dessins délicats, exécutés si légèrement par les même puissantes mains qui maniaient jadis les lourds harpons, les longues lances et le redoutable louchet.

Mais l'enveloppe n'était rien comparée aux richesses qu'elle contenait !

Je fus émerveillé, c'est le mot, quand pour la première fois je pus à loisir admirer ce trésor. Cela se passait dans ma cabine, au dixième mois de notre campagne, La Barre, présent, debout à côté de mon petit bureau. Il s'était excusé après avoir « genopé » une bonne rasade de cognac, mais « même pour un amiral il ne pouvait larguer en grand son Cahier et c'était bien la première fois qu'un autre que lui en tournait les feuilles !... »

Je serai incapable de vous énumérer la centième partie de ce que recélait ce compact manuscrit ! D'ailleurs je ne l'ai eu sous les yeux qu'à trois reprises différentes et n'ai pu en copier que quelques lignes devant La Barre à qui cela déplaisait beaucoup."




Une des merveilles du cahier du Père La Barre

"Aussitôt après j'admirai un être étrange, enfanté par l'imagination fertile de La Barre. Il avait collé au milieu d'une page un dessin en noir représentant je ne sais quel antique, soigneusement découpé dans une gravure qu'il s'était procurée Dieu sait où ! Un nu de femme, de face, sans voiles, les bras largement ouverts presque en croix, les longs cheveux flottant sur les épaules. Il lui avait coupé les jambes à la naissance des cuisses et les avait avantageusement remplacées par la partie inférieure d'un corps de sirène d'un travail inouï, puisqu'elle était faite de barbes de plumes de damier, le bel oiseau noir et blanc des mers du Sud. Ces barbes ténues étaient entrelacées et disposées de façon à donner parfaitement l'illusion d'écailles de poisson. Quelle adresse ! quelle patience ! L'une des pointes de la queue était une plume rouge feu, l'autre une plume turquoise, provenant de la parure d'un de ces chatoyants colibris de Casamance.

A cette Dame de la Mer emplumée, il avait ajouté avant de fixer les bras : deux ailes d'exocet !... oui, deux ailes de poisson volant, fragiles et transparentes, dont les nervures étaient rehaussées de poudre d'or. Ce n'est pas tout. Autour des larges hanches de cette beauté était élégamment nouée une ceinture tressée de fils de soie, bleus, blancs et rouges, dont les deux bouts, tels des flammes de navire de guerre, volaient au vent !

Enfin cette fantastique et souriante sirène pourtant à chaque main, miraculeusement suspendu à l'extrémité du petit doigt par un minuscule câble de cheveux - blond et de femme s'il vous plaît -, un petit sujet, en nacre d'Océanie amincie comme un pétale de rose. A la main gauche : une étoile à cinq branches, ornée de la lettre Y délicatement gravée ; à la droite : un croissant de lune, avec la lettre L : Yves Labarc'h, naturellement...

Et comme titre de ce chef-d'œuvre : « Poupée !... »

Jamais mes yeux n'oublieront cette poupée, cette admirable « considération » du cahier de mon vieux matelot."

..................

"J'ai feuilleté, avant ou après celui de Labarre, bien des cahiers de chansons. Je n'en ai trouvé que deux autres contenant quelques dictons, tous d'usage courant. Aucun recueil n'était embelli d'aussi intéressantes et surprenantes... considérations !

Ah ! je l'aurais payé cher ce magnifique et naïf manuscrit, cet émouvant document qui, mieux que vingt volumes du plus subtil psychologue, donnait tel un franc miroir, l'exact reflet du cœur simple et bien accroché d'un de ces rudes hommes que seuls leurs chefs pouvaient comprendre, commander et aimer.

Mais son possesseur ne manqua pas de prendre les devants en m'avertissant « qu'il en avait refusé des mille et des cents et qu'il était toujours sous les mêmes amures ». Connaissant le bonhomme je me le tins pour dit !"

........................

Jean-Joseph Labarre, au centre, posant devant son cahier - Photo Chasse-Marée n°121
Jean-Joseph Labarre, au centre, posant devant son cahier - Photo Chasse-Marée n°121


"Mais quand au cours d'une escale dans le port de la Lune, je devins possesseur pour le modique prix de 2 fr 50, sans avoir trop marchandé, des 4 volumes composant Les Mémoires relatifs à la Marine de l'Amiral Thévenard - mon ami l'amiral Thévenard dont je vous ai déjà parlé - j'étais à la fois fort ému et fort excité, car en feuilletant le dernier tome, j'avais aperçu des dictons et des dictons s'étendant sur des pages et des pages !

C'est Thévenard qui me fortifia dans mon dessein de rechercher avec la plus grande persévérance les proverbes marins. D'abord parce qu'il m'en apprit un grand nombre, ensuite parce qu'il me permit d'en reconstituer d'autres qui m'avaient été transmis cruellement écorchés ; surtout parce qu'il me confirma la véritable ancienneté de presque tous les dictons de bord encore couramment cités quand je naviguais.

C'est à bord, cela va sans dire, que j'en ai entendu le plus grand nombre ; puis à terre, dans les ports ; sur la côte aussi, mais quelques-uns seulement du large, car nos pêcheurs connaissent plutôt des proverbes locaux.

J'en ai enfin recueilli assez loin de la mer une dizaine qui m'étaient inconnus, au cours de plusieurs années de contact amical à Paris avec mes camarades, anciens officiers ou capitaines de voiliers, devenus comme moi définitivement sédentaires, mais toujours amoureux de la belle Marine de leur jeunesse".

............

"C'est à tous ces collaborateurs que va mon ardente reconnaissance : 

à ces francs compagnons de mes cinglages joyeux ou embrumés ; 

à ces camarades officiers du long-cours, serviteurs orgueilleux de la voile qui voulurent bien me confier leurs notes personnelles ; 

à ces importants propriétaires de « cahiers » tels mon brave Labarc'h, à ces marins de la dunette et du gaillard qui me passèrent « à la voix », proverbes et adages."

Armand Hayet - Dictons et Tirades des Anciens de la voile



Une émission sur le collectage des chants marins, sur RCF Radio

Jean-Charles Dreux avec Dominique Chevrete - 19 janvier 2017

Les histoires du Capitaine
Optimisé par Webnode
Créez votre site web gratuitement ! Ce site internet a été réalisé avec Webnode. Créez le votre gratuitement aujourd'hui ! Commencer