— Éloge du mousse —


Tu n'es qu'un mauvais sujet, un véritable chenapan, tu ne feras jamais rien de bon, je vais t'embarquer mousse sur un voilier ! Là tu trouveras à qui parler... et tu seras dressé ! »

Combien de fois cette menace a-t-elle retenti de Paris à Lyon, de Lille à Brive-la-Gaillarde, menace paternelle ou maternelle jamais réalisée, même si elle était sincère, car faire embarquer en qualité de mousse à bord d'un long-courrier un jeune garçon n'ayant jamais navigué et qui plus est, peu recommandable, était chose à peu près impossible....

A bord de nos beaux voiliers, il fallait en effet que les mousses pussent rendre de réels services dès les premiers jours du voyage. Ils devaient donc avant tout, avoir au cœur la forte vocation du noble et dur métier, n'être pas totalement étrangers à la mer et aux navires et aussi n'être pas classés dans les malingres, les douillets ou les endormis.

Car il ne faut pas oublier qu'à l'âge où les enfants pleurent encore pour un bobo, et la nuit frissonnent parfois de peur dans l'obscurité de leur chambre bien close, les mousses portaient déjà dans leur chair des traces de blessures, les stigmates indélébiles d'une tâche souvent cruelle, et, le cœur battant sans effroi dans leur frêle poitrine, affrontaient la mort sur un pont balayé par les paquets de mer ou là-haut, à bout de vergue, en luttant contre la toile dans la furie d'un coup de temps.

C'est pourquoi, à de très rares exceptions près, le mousse qui, frémissant d'orgueil, « mettait son sac » à bord d'un trois-mâts habitué des Antilles ou de l'au-delà des grands Caps : Horn et Espérance, devait-il avoir déjà un an ou deux de navigation « effective et professionnelle » portés sur son fascicule d'inscrit maritime provisoire.

Et un beau jour, aux alentours de ses 14 ans, il était enrôlé sur un bâtiment du long-cours. Dissimulant sa joie immense, il passait alors « la revue d'armement » à la Marine avec ses futurs chefs et compagnons de bord. Il signait son engagement, acceptant - ni plus ni moins - « d'exécuter tous les ordres qui lui seraient donnés, d'effectuer toutes manœuvres, tous travaux, toutes besognes qui lui seraient imposés en vue de la sauvegarde du navire et de sa cargaison », par celui qui devenait son maître après Dieu pour la durée du voyage.

Illustration Rocher Chapelet


Avant tout, il devait assurer le service de la table des officiers ou tout au moins y aider. Il « faisait la propreté » du carré et des cabines, et Dieu sait combien cette propreté exigeait de minutie, combien de panneaux de boiserie, de cuivre de toutes formes, il allait chaque jour frotter, astiquer et transformer en miroirs de Venise !

Toutefois, durant les premières semaines, le mousse était assez inquiet. Comment arriverait-il à nommer par leur nom les centaines de cordages tissant la toile d'araignée du gréement de cet immense navire, à les reconnaître par les nuits noires comme coaltar, au simple toucher d'après leur place d'amarrage ou de tournage, à désigner par leur appellation les trois cents et quelques poulies mettant leurs notes blanches, du pont à la pomme des mâts ?

Arriverait-il à se « paumoyer » jusqu'à ces vergues si hautes dont les plus élevées et les plus faibles, celles des cacatois, étaient plus grosses que le mât de son ancien caboteur ?

Mais déjà il bondissait de la Chambre à certains commandements de l'officier de quart pour donner l'appoint de son poids plume aux manœuvres effectuées sur la dunette.

Un peu plus tard il prenait place à la barre avec le timonier attentif et silencieux, du côté sous le vent de la grande et robuste roue de chêne verni aux ornements de cuivre. Il n'en était pas peu fier ni peu ému !

Cependant la journée vraiment triomphale était celle où, descendant avec un novice du plus haut du grand mât, après avoir vaincu pour la quatrième ou la cinquième fois le vertige, les coups de roulis et de tangage, cherchant sournoisement à l'arracher du marchepied, le maître d'équipage l'avait fait plier sous une tape... paternelle en lui disant de sa grosse voix bourrue qu'il croyait adoucir pour la circonstance :

« Sacré maudite bigaille, tu as tout de même réussi aujourd'hui à bien serrer le bord sous le vent de ton cacatois ! »

Le « bosco » satisfait... Un éloge public de cet éternel mécontent !... Du coup notre mousse ne sentait plus la brûlure de ses mains écorchées par la toile rugueuse et il toisait presque, du haut de ses 140 centimètres, les « bât-la-houle » chevronnés qui le plaisantaient affectueusement : « Dame ! mon fi, te voilà passé fin gabier... Veux-tu une chique ?... »

Photo Augustin Noël. Collection Dr Marc Carré.
Photo Augustin Noël. Collection Dr Marc Carré.

Et tout au long des mois de l'ensorceleuse navigation, chaque jour il emplissait ses yeux de spectacles nouveaux. Il découvrait mille choses merveilleuses dont je ne puis ici qu'ébaucher un début d'énumération. Les surprises, les émois du premier voyage sont réellement innombrables...

C'étaient les rares îles jalonnant la route, reconnues de loin et que chaque matelot cherche à signaler le premier du haut des barres de perroquet pour toucher le quart de vin supplémentaire, traditionnelle récompense.

Les gros poissons des eaux chaudes piqués à la foène ou pris à la ligne sauteuse, les poissons volants terminant leur trajectoire d'argent sur le pont du navire et que le chat du bord à l'affût cueille le premier, les rapides et bondissants marsouins que l'on harponnait depuis le bout-dehors de beaupré et dont le maître-coq tirait miraculeusement pour la table du carré et les gamelles de l'Avant : des rôtis de bœuf, des rognons de veau, des cervelles de mouton, des pâtés de porc, et j'en oublie ! Le requin féroce et répugnant, le « Jean-Louis » aux cinq rangées de dents, qu'une fois capturé, les matelots, par représailles, martyrisaient un peu ; les énormes baleines, les grands souffleurs émergeant soudainement le long de la coque.

Et puis les oiseaux des horizons infinis qui ne se posent sur une terre déserte qu'une fois l'an. Les petits « satanites » de la taille d'une hirondelle rasant, méfiants, le sillage à distance respectueuse de la ligne amorcée et qui sont les âmes tourmentées des capitaines ayant fait de leur vivant grandes misères aux pauvres matelots. Les « fous » au sombre plumage se laissant parfois tomber épuisés sur la plus haute vergue. Plus loin, dans le Sud, les élégants « damiers » à la robe noire et blanche et les puissants « malamoks ». Enfin, le gigantesque et inlassable « albatros » que nulle tempête ne fait jamais mollir, qui escorte le navire durant des jours et des jours, planant majestueusement, porté par ses ailes puissantes atteignant quatre mètres d'envergure. L'albatros, le roi des oiseaux, le roi des airs !

"celle que je possédais faisait 4m50 d'envergure"
"celle que je possédais faisait 4m50 d'envergure"
clichés aimablement communiqués par le propriétaire actuel
clichés aimablement communiqués par le propriétaire actuel

Les couchers de soleil féériques embrasant la totalité de la voûte céleste de toutes les couleurs du prisme. Et la lune du large ! La lune si belle, si bonne, la grande amie du marin si désirée dans les ténèbres des nuits d'ouragan.

Les calmes plats, les calmes blancs persistant parfois des semaines et qui font souhaiter la bourrasque. Le Pot-au-Noir et ses cataractes de pluie tiède, ses mystérieux feux Saint-Elme, ses tonnerres et ses éclairs d'Apocalypse...

Et pour doubler le Cap Horn, la lutte sans répit durant des semaines et des semaines, les fatigues et les souffrances surhumaines. Dans ces parages redoutables, la mer et le vent d'ouest sont en furie du commencement à la fin de l'année. Les lames monstrueuses, de 18 et 20 mètres, assaillent sans trêve le navire. Le pont est constamment balayé par les paquets écumants ; les grains crépitent, la pluie, la grêle, la neige cinglent les visages. Les quarts de jour succèdent aux quarts de nuit sans que le soleil parvienne à percer l'amoncellement chaotique des nuages de poix se poursuivant dans une chasse frénétique.

Mais le mousse se disait : « Je passe le Cap !... »

Et si jusque-là le mousse n'avait pas eu vraiment peur, le passage dans cette « chaudière de Satan » ne s'achevait pas sans qu'il ait eu plusieurs fois le cœur crispé d'une mortelle angoisse : « Cette fois, ça y est... nous démâtons ! » « Nous venons en travers ! » « Nous allons sombrer sous cette lame qui arrive !... »

Oui, magnifique, unique, exaltant baptême que celui du Cap Horn !

Notre jeune garçon ne se doutait pas que les souffrances et les plaisirs, les chagrins et les rires, les étonnements, les admirations, les plus menus évènements qui marquaient les heures claires ou embrumées de cette campagne, et jusqu'aux moindres détails de son bateau, jusqu'au visage et à la voix de chacun de ses compagnons resteraient à jamais gravés dans sa mémoire et dans son cœur. Il ne soupçonnait pas qu'à tout instant de sa vie il les reverrait surgir devant lui en pleine clarté, sans le halo et les ombres habituelles du passé, mais au contraire avec la précision, le relief, la fraîcheur du présent, et repoussant impitoyablement à l'arrière-plan tous les autres souvenirs heureux ou amers de son existence tumultueuse, par la seule puissance du « sortilège du premier voyage... ». De ce premier voyage au long-cours qui le rendait aux siens méconnaissable.

Braves petits mousses du long-cours, vaillante petite bigaille des dernières années de la Voile, je vous ai toujours vu accomplir à la satisfaction de vos chefs exigeants votre tâche parfois si pénible et souvent dangereuse.

Depuis que j'ai mis sac à terre, il ne se passe pas de jour que ma pensée ne s'envole vers vous, chers compagnons de mes bourlingages d'antan : matelots, maîtres, officiers...

Mais aujourd'hui mon cœur s'amollit, car c'est la juvénile bordée des mousses qui ont peiné avec moi ou servi sous mes ordres, qui est là, devant mes yeux...

Je les reconnais : leurs yeux clairs, leur bouche rieuse, les cheveux au vent, pieds nus... toujours pieds nus...

Je ne saurais les distinguer par leur nom puisqu'ils n'en avaient pas. Ils étaient « le mousse », c'est tout...

J'entends leur voix aigüe : « Lieutenant, le Cap'taine demande après vous. » « Cap'taine, le dîner est paré. » « Monsieur, il est moins dix... rappel au quart... »

Je les revois... celui de l'Eridan, du Saint-Vincent-de-Paul, du Rhône, de tant d'autres...

Et aussi celui du Colbert quand, au large des Kerguelen, un paquet de mer l'enleva à deux pas de moi...


Armand Hayet - Us et coutumes à bord des long-courriers - extraits

Les histoires du Capitaine
Optimisé par Webnode
Créez votre site web gratuitement ! Ce site internet a été réalisé avec Webnode. Créez le votre gratuitement aujourd'hui ! Commencer