— Une histoire de tempête —


Un voyage, c'était en 1905, nous relevâmes de la Côte d'Afrique sur la Guyane, puis sur Haïti.

Notre Capitaine (Prosper Le Vaguerèze, capitaine de l'Eridan, note CA), un charmant garçon de 28 ans, excellent marin, était atteint d'un mal qui, à l'époque, pardonnait rarement. Dès notre départ de Conakry, il fut terrassé par une crise particulièrement douloureuse qui le laissa brisé. Il n'apparut plus que rarement sur la dunette jusqu'à Cayenne et comme il voulait absolument continuer le voyage, les médecins qu'il consulta dans ce port lui conseillèrent un repos presque absolu pendant tout le reste de la campagne.

J'avais un peu plus de 22 ans et c'était le deuxième voyage que je faisais sous ses ordres en qualité de Second Capitaine.

.........................

A peine débouqué des îles, il eût, ce qui était à prévoir, une rechute grave. Il décida alors de ne plus quitter sa cabine, sinon sa couchette, pour ménager ses forces jusqu'à l'arrivée en France où la guérison l'attendait, affirmait-il. Il eut été bien incapable d'agir autrement et de fournir le moindre effort. Je me souviens que durant la traversée il ne s'alimenta que de lait condensé, de confitures et de petits biscuits.

Il débarqua bien avec nous mais hélas ! mourut quelques dix mois plus tard.

Vous pensez que sa seule préoccupation, sa hantise plutôt, était de faire le plus de route possible, d'abréger le fatal séjour à la mer qui le privait des soins indispensables. Je tenais donc la toile jusqu'à la dernière limite.

......................... 

Nous étions en plein hiver, en décembre, et à la hauteur des Bermudes, nous fûmes assaillis par un de ces coups de temps d'Ouest, piaulant et bien nourri qui dans ces parages de la Gueule d'Enfer sont de mode en cette saison. Evidemment ils vous font tailler de la route au bon cap de retour mais ils vous rappellent assez désagréablement la vigueur et la rage de leurs grands frères des Mers du Sud.

« Je vous en prie, ne cessait de me recommander notre pauvre Capitaine - blotti dans sa couchette, les yeux brillants de fièvre, chaque fois que j'allais le voir - il faut profiter de cette bonne brise, il faut souquer le plus possible... Vous savez pourquoi... Vous comprenez... »

Si je comprenais ! Et non seulement parce que je considérais que c'était pour moi un devoir sacré à l'égard de mon Chef qui avait toute mon estime et mon amitié, mais aussi parce que cela ne me déplaisait pas de faire à mon âge le torcheur de toile, je souquais, je souquais, vous pouvez m'en croire, à friser l'avarie de mâture, malgré le surcroît de veilles, de fatigue et, je l'avoue, les moments d'angoisse qui en résultaient pour moi.

Pour moi et aussi pour l'équipage. Bon équipage. Cependant la bonne volonté et la résistance physique mises à trop sévère épreuve mollissent à la longue.

Au bout d'une huitaine de jours d'un régime qui nous faisait naviguer autant dire sous l'eau, nous gratifiait de multiples petites avaries de gréement, mais qui, surtout, réduisait cruellement nos pauvres heures de sommeil car il nous fallait à la moindre diminution momentanée de la brise rétablir des voiles qui normalement auraient dû rester serrées, puis à peine deux heures, parfois une heure plus tard, les carguer et les resserrer au fort de la tourmente revenue, les hommes harassés commencèrent, bien qu'ils connussent le motif qui me faisait les accabler ainsi, à montrer moins d'ardeur à leur épuisante tâche et je dus faire cesser des « groumages » qui devenaient excessifs, presque hostiles.

......................... 

Estimant les menaces du temps trop importantes, Armand décide de serrer les deux huniers volants. Mais le Capitaine refuse, consentant du bout des lèvres à réduire le petit hunier uniquement. Armand insiste, le Capitaine reste inflexible. Armand est bien près d'enfreindre un ordre formel !

...Et d'autant plus que j'entendis malgré le tonnerre de la mer et du vent, des matelots groupés auprès du maître lui demander :

« Maître, on ne ramasse pas le grand tant qu'on y est ?... Avec cette piaule et ce roulis, tout va venir en bas ! Sûr et certain on va nous rappeler avant une heure... C'est plus de la navigation ça ! C'est de la punition ! »



J'étais de quart jusqu'à minuit. La nuit était de poix. Les grains de pluie et de grêle cinglante se succédaient dans un crépitement de fusillade.

Les deux timoniers arc-boutés à la grande roue de la barre faisant corps avec elle mettaient toute leur force, tout leur savoir, toute leur vigilance attentive à tenir le bon cap.

Tout près d'eux, cramponnés à l'habitacle, je les surveillais, plus exactement je les guidais, je les aidais en les prévenant de l'arrivée des lames dont je prévoyais l'assaut particulièrement redoutable :

- « Méfie celle qui vient !... Veille la barre !... »

La brise ne fraîchissait pas. Elle était certes suffisamment forte telle qu'elle nous tourmentait depuis des heures et des heures. Sans son petit hunier, dans les risées, notre navire atteignait une vitesse encore trop grande par rapport à celle de la lame. Il vibrait, il « trésillonnait » de ses fonds aux fusées de ses mâts.

Le roulis de plus en plus désordonné nous malmenait sauvagement hommes et bateau et je levais sans cesse la tête vers ce maudit grand hunier, bien inutilement puisque dans les ténèbres qui nous enveloppaient nous ne distinguions rien hormis les crêtes livides des lames déferlantes.

Non ! je n'étais pas tranquillisé, il s'en fallait de beaucoup et, je n'ai nulle honte à le révéler aujourd'hui, j'en vins à souhaiter qu'au choc irrésistible d'une rafale, il se défonçât dans un fracas de coup de canon, se déchirât en cent lambeaux s'envolant tels de gigantesques oiseaux des tempêtes.

- « Rien encore à signaler, Monsieur, m'avait dit le gabier de grand-mât après une de ces petites ascensions mouvementées jusqu'aux barres de perroquet, mais dame ! là-haut, on sent bien que d'un moment à l'autre quelque chose va venir dans le sac. »

- « C'est aussi mon avis, lui avais-je répondu, et ça ne va pas beaucoup tarder, mais j'ai ordre de tenir le hunier haut. »

Ça ne tarda pas en effet. Quelques instants après, nous vîmes, à une encablure à peine, une lame monstrueuse qui fonçait sur nous.

C'était une « lame folle ». Une de ces lames imprévisibles, semblant surgir soudain des profondeurs, dominant les autres de plusieurs mètres, couronnée de brisants échevelés, tourbillonnants, et qui, chargée de toute la traîtrise du vent qui la chasse vertigineusement, vous surprend par une attaque lancée diaboliquement sous un angle différent de celui suivi par la houle établie.

« Veille !... Veille !... hurlèrent tous les hommes courbant le dos en un mouvement instinctif et crochant de tous leurs muscles dans les haubans d'artimon pour ne pas être enlevés.

« Mollis !... Mollis la barre ! » eus-je le temps de crier en me plaquant contre l'habitacle que j'enserrai des deux bras.

Dressée telle une sombre colline au flanc vertical, elle nous assaillit un peu par l'arrière du travers.

D'un choc terrible elle souleva le navire et furieusement le jeta sur la hanche, tandis que son sommet, dans un grondement de cataclysme, s'effondrait, le noyant de bout en bout !

Sous la masse d'eau glaciale qui nous submergeait, je pensai dans un éclair :

« Ce coup-là, ça y est... Nous faisons le tour ou nous restons engagés ! »

Mais non... elle passa... et le vaillant bateau se releva, obéit à son gouvernail et reprit son cap....

Armand Hayet

Us et Coutumes à bord des long-courriers

Les histoires du Capitaine
Optimisé par Webnode
Créez votre site web gratuitement ! Ce site internet a été réalisé avec Webnode. Créez le votre gratuitement aujourd'hui ! Commencer