— La cravate du Capitaine Luigi —



La « Stella Maris » de Gênes devait appareiller le lendemain au petit jour. Son consignataire, riche négociant du Cap, qui était aussi le nôtre, donnait un dîner et une soirée pour les adieux au capitaine. J'étais avec mon commandant parmi les invités.

Les deux jeunes filles de la maison étaient ravissantes.

L'aînée, Françoise, avait vingt-deux ans. La cadette, Flora, dix-huit ans, arrivait de France après un séjour de plusieurs années dans un pensionnat des environs de Paris.

Le capitaine italien était un de ces Vénitiens magnifiques, au port majestueux de doge époux de la Mer. Sa peau était certes plus brune que celle de nos amies. Ses cheveux d'ébène bouclés, ses moustaches avantageuses comme on les portait à l'époque, accentuaient son profil énergique de condottieri. Bon musicien, il possédait une fort belle voix dont il était plus fier que de son commandement. Et pourtant il était le tout jeune Maître après Dieu d'un élégant trois-mâts récemment construit.

Depuis plusieurs mois que nos bateaux voisinaient, nous étions devenus de bons camarades et nous nous rencontrions chaque jour, sot à bord, soit à terre. Il parlait couramment le français avec l'accent inévitable.

Inutile d'insister sur le succès qu'avait ce beau garçon auprès des Haïtiennes, depuis la petite doudou de la rue, naïvement admiratrice jusqu'aux dames sentimentales « de la société. »

Il avait un faible pour la couleur rouge : « le rouge, la plous belle des couleurs, la couleur bellissima, me disait-il, celle du vin le meilleur, du roubis, de la rose d'amour, celle du feu, celle du sang ! »

Aussi ce soir-là, arborait-il avec son costume blanc une splendide cravate de soie cramoisie, évidemment un peu voyante mais qui ne le déparait pas, au contraire.

S'il était gai, sans doute à l'idée de son départ, tenant brillamment sa place dans la conversation animée qui régnait à notre table, la jolie Françoise me semblait faire effort pour sourire et prendre part au plaisir général.

Quand nous fûmes au salon on lui demanda de chanter une dernière fois. Une dernière fois réellement au Cap-Haitïen puisqu'il ne devait plus y revenir, son bateau étant affecté dorénavant aux voyages de l'Amérique du Sud.

Françoise, son accompagnatrice habituelle s'installa au piano. Lui - avant de prendre la pose dominatrice qu'il avait choisie une fois pour toutes - en vrai chanteur qui va se donner à fond, dénoua sa cravate, machinalement la dégagea de son col rabattu et la posa sur le dessus relevé du piano.

Puis il chanta pour la satisfaction de tous ses auditeurs, y compris les serviteurs postés à l'extérieur près des vitrages ouverts et les promeneurs massés en rangs profonds contre les grilles de la propriété.

Il termina sur le grand air de la Tosca. Ce fut un triomphe ; les bravos et les félicitations n'en finissaient plus : il était aux anges... J'observais Françoise. Elle avait les yeux mouillés de larmes. Elle se leva et pensant que personne ne la voyait, d'un geste rapide, elle rabattit le couvercle du piano, faisant glisser la cravate dans la caisse de l'instrument.

Le calme revenu, le Capitaine Luigi reboutonna son col et s'exclama :

« Mais j'ai retiré ma cravate, où donc l'ai-je posée ? »

Françoise devint rouge comme la fameuse cravate réclamée. J'étais auprès d'elle et je répondis aussitôt en plaisantant :

« Je l'ai dans ma poche, Capitaine, je vous la donnerai tout à l'heure, vous pouvez bien rester un instant sans votre chère couleur ! »

Au moment de la séparation, quand nous embarquâmes dans nos canots respectifs, il ne fut plus question du morceau de soie disparu.

Durant les jours qui suivirent et jusqu'à notre départ, Françoise ne me souffla mot ni de son geste ni de mon intervention complice.

Je ne revis jamais l'avantageux et aveugle Capitaine Luigi.

Mais cinq ans plus tard, le hasard des navigations me ramena au Cap-Haïtien. J'y retrouvai nos amis. Flora était mère de famille. Quant à Françoise, à l'étonnement et au désespoir des siens elle avait décidé de se consacrer à ses parents et aux enfants de sa cadette.

Et un jour, l'attendant dans son boudoir, j'ouvris machinalement un livre posé avec d'autres sur un guéridon : c'était « Eugénie Grandet » dont la reliure retenait un large signet tressé de fine étoffe de soie rouge que je reconnus aussitôt.


Armand Hayet

Chansons des Iles

Les histoires du Capitaine
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