- L'avis de Jean-Marie Le Bihor sur le diable en lest. -

Armand Hayet nous a appris que diable en lest était la dénomination donnée à la femme du Capitaine, lorsque celle-ci embarquait. Ce fait restait exceptionnel, mais lorsqu'il se produisait, soit par la volonté du Capitaine, soit par ruse - comme le « joli petit matelot tout tremblotant sous le grain de pluie et cachant son visage dans ses mains beaucoup trop fines et blanches » qu'on avait trouvé dans un recoin du navire quelques heures après l'appareillage de Toulon, et qui s'était avéré être la femme du Commandant... - la présence féminine à bord bousculait franchement ou subtilement l'ambiance du bâtiment. Les chants perdaient leurs couplets salés, les plaisanteries ne fusaient plus avec la même verdeur, et le capitaine restait suspect de se laisser manœuvrer par son épouse, et de n'être plus vraiment maître à bord après Dieu.

Autocritique, puisque, vous le savez maintenant, Jean-Marie Le Bihor n'est autre qu'Armand Hayet lui-même, voici l'avis de notre vrai marin :

Cap'taine,

Le Cap'taine Le Bihan, vous savez, qui commandait aux Voiliers Nantais, qu'il a pris ses invalides comme moi à Saint-Pierre-Quiberon, qu'il m'emmène pêcher dans son canot et qu'il m'offre souvent dans sa belle maison de fameux boujarons de tafia d'officier qui l'est dans un petit baril avec des cercles en cuivre astiqués à clair comme celui des seilles d'une dunette, il m'a fait lire votre rapport pour le « Diable en lest ».

Eh bien ! Cap'taine, soit dit sans vous contredire, je navigue pas tout à fait de conserve avec vous sur ce cap-là, parce que voyez-vous, s'il y a plusieurs numéros de diable en lest comme il y a pour la toile, du cinq des cacatois au double zéro des huniers, tous les numéros du diable en lest, sans exception, il embrouille quelque chose à bord. C'est plus fort que lui....

Le Cap'taine Le Bihan m'a dit que j'avais qu'à vous écrire mon histoire, que ça vous fâcherait pas ?

Alors je m'ai patiné voir Jean-Louis, le fils à Yves Penborn, mon ancien matelot qui a filé son câble par le bout à bord du pauvre Jean-Bart (Cap'taine Laroche) quand il a fait capsaille sous voiles, vous vous rappelez, au large d'Ouessant ?

Jean-Louis a été fourrier à l'Etat et maintenant il est avec le syndic. S'il a jamais été foutu de tenir un épissoir par le bon bout, il faut reconnaitre qu'il se manie mieux que moi avec un porte-plume. Alors, je lui dicte mes lettres, qu'on y comprend rien qu'il me dit.

Laisse courir que je lui réponds, et fais un tour mort et deux demi-clés sur ta langue, failli bigorneau de fourrier que tu es ! C'est des marins, des vrais, qui lit ça et pas un sacré maudit buraliste de pharmacien comme toi. Et veille à pas faire le plus petit ajut, à pas changer le plus petit mot que je te dis.

Vous comprenez, Cap'taine, je peux lui parler comme ça, en oncle de Hollande, parce qu'il a pas encore seulement quarante ans d'âge, que c'est comme un fils pour moi, et que de plus il n'a jamais tossé la mer sous le revolin d'une misaine.

Et maintenant, Cap'taine, je vous largue ma réclamation mais en douceur, par politesse.

Dame ! non, jamais la Cap'taine à bord, ça peut être tout à fait bon, même quand c'est du meilleur, du premier choix.

Et je peux vous en parler par pratique, que j'étais sur la France-Chérie (Cap'taine Hirigoyen) un grand Basque, qu'était sec comme Nordé en coque et en paroles et pas commode, mais que pourtant je me souviens qu'avec lui on a eu service du Dimanche le jour du Vendredi Saint.

Eh bien ! il avait sa dame à bord, que c'était comme une jolie petite goélette, bien taillée, bien gréée en tout et toujours bien pavoisée. Et avec ça pas fière du tout et aimable pour l'Arrière et aussi pour nous de l'Avant. Qu'un jour elle est venue dans le poste de bâbord avec le lieutenant pour voir le père Cornec qu'était gabier de beaupré, qu'il était vexé d'être malade dans sa cabane, pour lui donner un pot de confiture, du lait en boîte et des petits biscuits de terre. Qu'il aurait préféré, le vieux pirate, un bon quart de rack, mais qu'elle connaissait pas encore le vrai remède du matelot.

Donc, on reconnaissait tous qu'on était tombé sur la bonne broche et qu'on pouvait pas trouver mieux comme dame à bord.

Eh bien ! elle m'a pourtant causé des ennuis sérieux, sans le faire exprès, ça je dois le dire. Parce que, voyez-vous Cap'taine, c'était quand même du « lest de diable », bien que ce soye comme qui dirait du « lest de tout petit diable ».


Dessin André Lhote
Dessin André Lhote

Pour de bref, comme on était beaucoup dans notre temps, vous le savez, je suis bien dessiné et très varié, je peux m'en vanter, et pas seulement en bleu, mais aussi avec du rouge.

Alors que j'ai en plus beau, sur mon bras de bâbord depuis le poignet jusqu'à la charnière du coude, une belle poupée que c'est le portrait d'une des poulies coupées de la maison de danse de la Mercédès à Rio, que vous avez dû la connaître.

Comme de bien entendu, elle a rien dessus de bout en bout, comme elles dansaient toutes chez la Mercédès, qu'était avare pis qu'un Cap'taine d'armement, qu'elle leur donnait que des petits souliers d'étoffe et des castagnettes pour s'habiller !

Sans faire de remous, je peux dire qu'elle est dessinée premier brin, qui lui manque rien de rien et qu'on pourrait lui compter les cheveux, comme il disait celui qui me l'a faite là-bas.

Elle s'appelait Consuelo, que ça veut dire qu'elle était pour consoler Jean Matelot de sa misère.

C'était comme de bien entendu une Espagnole. Mais j'ai francisé ma poupée, en lui faisant ajouter un petit pavillon tricolore sur le ventre.

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Quand la Cap'taine a embarqué sur la France-Chérie, au second voyage, que le Grand Mât venait juste de la marier, plus moyen de travailler sur la dunette ou d'aller à la barre avec mes manches retroussées, par rapport au costume de ma poupée, qu'elle était à sec de toile !

Et tous ils me moquaient !

Et même le Second (c'était Monsieur Martin, un vrai Parisien de Paris et pourtant marin comme les cordes) un jour qu'on était plusieurs à passer au goudron les rides des haubans d'artimon, qu'il me dit pour se payer ma tête devant elle qui était sous le vent, dans son fauteuil avec un livre :

- Eh bien ! Le Bihor, mon garçon, qu'est-ce qui te prend ? Tu ne retrousses plus tes manches pour goudronner ? Tu préfères salir ton tricot que tes bras ? Veux-tu aussi que je te prête des gants, pour pas abîmer tes mains ?

Et tous ils riaient ! Bien sûr, j'ai pas répondu mais j'ai failli avaler ma chique de colère !

Alors pour plus avoir l'air d'une Jeannette, le soir j'ai eu une idée et Le Tallec mon matelot, avec du coaltar il m'a peint sur ma belle poupée un fichu pour lui cacher ses jolis petits bossoirs, et puis un petit jupon de la ceinture aux genoux.

Ah ! Ma Doué ! Cap'taine ! Si vous aviez vu ça ! C'était triste à voir ! On aurait dit que ma poupée elle était en grand deuil et qu'elle était dans un enterrement de terre ! C'était un vrai massacre ! Foi de Jean-Marie ! J'étais pas content et ça m'a gâté tous mes jours de beau temps.

Tout ça pour pouvoir me mettre en tenue de travail devant la Cap'taine ! Vous voyez bien Cap'taine que j'ai raison, que même quand c'est qu'un « tout petit lest de tout petit diable », ça cause quand même des ennuis à Jean Matelot...

Vous pensez si à l'arrivée, je me suis paumoyé pour faire la grande propreté de ma poupée et la remettre en tenue !

Que si vous venez à Quiberon, vous pourrez lui passer l'inspection. Mais maintenant la pauvrette, elle fargue plus si bien la Nation, elle fait plus si bien la belle en rade, parce que mon bras depuis que je mange mes invalides, il est tombé tout maigre.

Et que sa peau, elle n'est plus tendue et dure comme misaine sous son ris, comme elle était au beau temps que je bourlinguais, que j'étais jeune et faraud et que je craignais rien ni personne, pas plus une piaule du Cap à décorner le Diable que les dangers de terre : gabelous, brasse-carrés, commissaires de la Marine et tous les autres de son plat !

Sauf comme de bien entendu, mes chefs - quand ils le méritaient - et puis aussi, un peu... le Diable en lest.

Même celui que vous dites qu'il n'est pas méchant...

Je vous envoie, Cap'taine, mon salut de respect.

Jean-Marie Le Bihor

7312, Vannes

Armand Hayet

Us et coutumes à bord des long-courriers

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