— Souvenirs d'école —


Aux alentours de 1907, le Capitaine Montaudry en retraite depuis déjà longtemps, était notre professeur de manœuvre à l'Ecole d'Hydrographie et de Navigation. Il avait commandé sur toutes les mers du globe. Ayant énormément lu au cours de ses interminables campagnes, beaucoup vu et beaucoup retenu, il était intarissable sur les sujets les plus variés, graves ou plaisants. Il taquinait volontiers la Muse et avait publié « pour ses camarades marins » s'excusait-il, plusieurs recueils de vers, dont « Rimes salées », « Rimes goudronnées », « A temps perdu », que nous connaissions tous.

« La Muse ? » disait-il quand on le mettait sur ce chapitre, oh ! vous savez bien Messieurs, que je ne suis pas au mieux avec elle, loin de là ! Je ne me fais pas d'illusions. Je la « tâte » tout simplement, comme on tâte la brise pour le plaisir de manœuvrer, pour voir ce que çà donnera, sans autre espoir... »

Ses cours d'une heure en duraient bien deux, à notre grande satisfaction, car nous étions sous le charme de ces histoires de mer qui étaient en somme de viriles leçons, qu'aucun de nous, j'en suis certain, n'a jamais oubliées. « Il faut aimer votre Navire, nous répétait-il sans cesse, sinon vous n'obtiendrez rien de lui et vous vous priverez des plus grandes joies de votre métier. »

Il avait tant aimé les siens, surtout la Verveine et Le Limousin !

Je n'aurais jamais dû accepter de faire cette campagne sur la Côte Nord d'Amérique avec ma Verveine. Nous sommes restés près d'un mois en perdition dans les glaces. Elle n'était pas faite pour cette navigation. C'était plutôt, comment vous dirais-je, une jeune fille, une petite fille, qu'il fallait mener avec les plus grands ménagements, la plus prévenante tendresse. Elle a résisté vaillamment, mais elle a souffert affreusement. J'ai longtemps gardé le remords de n'avoir pas opposé un refus catégorique à mes armateurs. Quand je l'ai quittée, elle a été vendue aux Norvégiens pour faire les voyages de bois. C'était exactement ce qui lui convenait après les trop rudes coups qu'elle avait endurés. Et puis les Norvégiens ne brutalisent pas leurs bateaux comme se le permettent tant d'Américains et aussi d'Anglais.

Quant à mon Limousin, c'était autre chose. Un robuste, élégant, mais impétueux et parfois capricieux gaillard qu'il me fallait surveiller de près. Et ma foi, comme il était franc et racé, je suis certain qu'il n'était pas mécontent de se sentir maîtrisé dans ses fantaisies par son Capitaine qu'il savait être son meilleur ami.

- Capitaine, hasardait l'un de nous - (il tenait à ce qu'on l'appelât Capitaine, comme à la Voile, et non pas Commandant), vous devriez nous dire votre Limousin.

- Mais je vous l'ai déjà dit plusieurs fois, vous le connaissez par cœur !

Nous insistions. Alors, les paupières baissées, caressant délicatement de la main le rebord de sa table, comme il avait dû souvent caresser la rambarde de son cher Limousin, à des milles et des milles, des ans et des ans loin de nous qui l'écoutions sans dissimuler notre émotion, d'une voix étrangement douce qui ne lui était pas habituelle, il nous disait une fois de plus :

A mon navire


I
C'était un beau trois-mâts, à la haute mâture,
A l'air hardi, altier,
Un avant élancé, bien assis, en tonture,
Un noble et fin voilier,


Quand mouillé sur la rade on faisait sa toilette,
Brillant, brassé carré,
Sans conteste il était plus net qu'une corvette
De l'arrière au beaupré.


Parmi ses compagnons qu'il dominait sans peine,
Se dressaient, glorieux,
L'artimon, son grand mât et son mât de misaine,
Qui poignardaient les cieux.


Ses cacatois en croix narguaient le noir nuage,
Et le temps menaçant ;
Il semblait frissonner pour laisser le mouillage
Et vaincre d'ouragan.


C'est là qu'il était beau sous la brise animée,
Toutes ses voiles hors,
Chez lui, sur l'Océan, des mois et des années
Qu'il était fier alors.


Quand on nous signalait à l'avant une Voile
Il avait vite fait
De courir sus à elle, et, sans forcer de toile,
Bientôt la dépassait.


Toujours paré, vaillant, fougueux sous la rafale,
Son étrave en courroux
Foulait les flots fumants tous comme une cavale
Foule aux pieds les blés roux


Tout comme une cavale indomptable, insoumise ;
En guise d'éperons
Il portait toujours haut quelle que fût la brise,
Son immense dragon.


Quand il obéissait sur un seul tour de roue
A mon commandement,
Je le sentais vibrer de la poupe à la proue
Pour piquer dans le vent.

II

Avoir vécu, roulé longtemps sur son Navire,

L'avoir dompté, soumis,
C'est le connaître à fond, savoir ce qu'il désire,
C'est être son ami.


C'est sentir ce qu'il sent, c'est aimer ce qu'il aime,
C'est avec lui souffrir,
Quand on souque à refus en un péril extrême
Pour doubler ou périr.


C'est croire qu'il comprend nos joies et nos pensées ;
Qu'on sent battre son cœur
Quand nous citons à bord ses belles traversées
Qu'envierait un Vapeur.


Cher Limousin, je fus huit ans ton Capitaine,
Et huit ans sous ma main
Tu conservas toujours ta grand allure hautaine,
Toujours ton droit chemin.


Partir au jour fixé, mouiller à l'heure dite,
Vaincre le mauvais vent,
Le calme exaspérant et la brume maudite,

C'était là ton talent.

III

Je l'aimais trop ! La mer, maîtresse scélérate,
A l'ancre un jour le prit,
Lâchement le brisa sur une côte ingrate,
Aux écueils de granit.

Mon Navire en morceaux ! en tronçons sa mâture !
Tout perdu, fracassé !
Tous les agrès flottant comme une chevelure,
Tout au flot dispersé !

Et moi le lendemain, seul devant le mouillage,
Sans voix, le teint blêmi,
Moins fort que Marius aux ruines de Carthage,
J'ai pleuré mon Ami...

C'était tout simplement du pur amour...

Armand Hayet - Us et coutumes à bord des long-courriers

Edition en italien, traduction Renato Prinzhofer, Editions Denoël 1969

Les histoires du Capitaine
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