— La trompe de chasse —



J'étais second d'un trois-mâts long-courrier commandé par un capitaine excellent marin* et parfait gentleman, mais d'un caractère assez fantasque.

Il jouait du violon. Il en jouait mal et plusieurs fois le jour et la nuit, ce qui n'était pas gai, surtout pour l'officier de quart-en-bas ! Mais il y avait dans sa cabine, suspendue au-dessus des chronomètres une superbe... trompe de chasse, dont il ne jouait jamais.

J'avoue que la première fois que je vis cet instrument éminemment cynégétique, précautionneusement amarré pour le roulis et flamboyant, j'ouvris des yeux ronds !

« Cette trompe de chasse appartenait à mon père, me dit le Capitaine, j'y tiens beaucoup. Il en sonnait merveilleusement et moi-même j'en sonne fort bien, vous pourrez en juger ».

Je lui exprimai mon admiration quant à la beauté de cet objet tout en cuivre - ce métal étant fort prisé des officiers de mer, s'il l'est moins des matelots qui le fourbissent - et je lui manifestai le désir de l'entendre s'en servir.

La nouvelle de l'existence de ce cor de chasse, répandue par le mousse de chambre, produisit une forte impression sur l'équipage. Les plus vieux frères-la-côte n'avaient jamais entendu parler de pareille chose et Dieu sait pourtant, s'ils en savaient, des « histoires de capitaines ! »

Traversées, escales, ports de destination... et jamais la magnifique trompe n'avait quitté sa boiserie d'acajou, même pas au mouillage malgré l'insistance des invités, même pas pour embellir les chasses organisées en notre honneur par les Européens de la colonie.

La traversée de retour était presque achevée. Nous étions dans les parages des Açores, en cape, subissant depuis plusieurs jours la volonté d'un Noroît fou. Une nuit, au moment où j'allais hurler dans le vacarme de la tempête, le réglementaire En bas qui n'est de quart ! et passer le soin au premier lieutenant qui me relevait, la porte basse de la descente à la cabine du capitaine s'ouvrit violemment, la couverture du capot glissa dans ses rainures et telle une apparition diabolique, notre commandant surgit dans l'épaisse ténèbre...

Il était en mauresque blanche - ce léger vêtement de nuit aux larges jambes de pantalon qui était de mode à la voile avant le règne du pyjama - tête nue, sa barbe grise taillée en pointe battant au vent..., la trompe de chasse haute, embouchée, tenue d'un seul bras !

Et là, enveloppé de la vague lueur qui montait de la chambre et qui lui faisait comme un halo surnaturel, cramponné d'une main à la paroi de la descente, flagellé par la brise, la grêle et la pluie, fouetté par les embruns,... il sonna l'hallali !

Un hallali magistral, digne d'un piqueux renommé et des hautes futaies de Compiègne ou de Villers-Cotterêts et dont les notes puissantes et triomphantes dominèrent un instant autour de nous le tumulte assourdissant des éléments révoltés. C'était superbe, j'aurais voulu avoir le droit d'applaudir !

Puis il me fit signe d'approcher et me cria près de l'oreille, à travers mon suroît :

« Vous voyez, monsieur, que je sais sonner ! Faites donner la goutte à l'équipage. »

Il disparut, aussi brusquement qu'il était apparu, par l'échelle de la descente déjà inondée. Le visage ruisselant de l'homme de barre éclairé par les lampes d'habitacle était l'image exacte de la stupéfaction : il y avait de quoi !

Je vous laisse à penser si pendant que le cambusier distribuait le boujaron de tafia aux hommes enchantés de l'aubaine, les commentaires allèrent bon train.

Mais voici le point délicat de mon histoire : quelques heures après cette fantastique sonnerie de trompe, la seule de ce genre certainement qui ait jamais retenti au grand large, l'effroyable brise, qui semblait devoir durer bien des jours encore, avait considérablement molli, la mer commençait à tomber et voilure en partie rétablie nous faisions route.

Jusqu'à l'arrivée en France il fut bien des fois question à l'avant de cet apaisement miraculeux de la tempête. Les hommes en ayant l'air de plaisanter déclaraient, troublés quand même par cette coïncidence :

« C'est le Grand-Mât qui a fait peur au temps avec son cor de chasse ! »

« Oui... oui - appuyait chaque fois un matelot, mulâtre de Fort-de-France, parfaitement convaincu lui - c'est misique là qui fait tout z'affaire, moué savé bien : Cap'taine là... c'est Diable même ! »

Conclusion ?... Si ce minuscule évènement qui date de 1904 s'était passé en 1704 par exemple, il eût pris une autre importance et j'aurais pu ajouter à mon énumération de dictons :

« Certains capitaines français possèdent une trompe de chasse magique. Pour vaincre la plus épouvantable tempête, il leur suffit d'en sonner à la mi-nuit, face au vent ! »

Armand Hayet - Dictons et tirades des anciens de la voile

* Pierre Achille Marie Jasseau, Commandant de l'Eridan. Embarquement 17 octobre 1903.

Les histoires du Capitaine
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