Le texte suivant est tiré des "Causeries" de René Moniot-Beaumont.

 

La lettre de Noël


Fil de Caret, c'est le surnom donné au mousse dès qu'il franchit la coupée du trois-mâts barque L'Auvergnat, quai de la Fosse à Nantes, un jour de décembre 1902. Après l'appareillage, le maître d'équipage (le bosco) interpella le petit novice breton qui passait non loin du magasin à voiles : - Ohé ! Fil de Caret, viens voir par ici ! dit le bosco sorte de grognard à l'eau salée. L'enfant de la mère Marie Porseven accourut, timidement, ôta sa casquette, et attendit. Avait-il fait une bêtise ? Les marins ne sont pas tendres avec les mousses et novices qui ne connaissent pas grand-chose de la marine, sauf ce qu'ils ont entendu lors des veillées bretonnes, dans ce pays d'Armor où tant de marins résident. Ces gamins ont rêvé de parcourir les océans pour faire comme leurs pères, grands-pères et oncles. Le bosco l'impressionnait et ses coups de gueule lui faisaient peur.

- D'où es-tu ?

- De Paimpol, bosco.

- Tu t'appelles bien Yvonnick Porseven ?

- Oui !

- Ton père n'est-il pas paysan ?

- Il l'était, il est mort l'an dernier, que Dieu ait son âme.

- Si le pauvre homme est bien le Porseven que j'ai connu, Ernest de son prénom, son âme est devant Dieu, c'était un bon chrétien, droit et honnête ; et ta mère, Fil de Caret, comment s'appelle-t-elle ?

- Marie Porseven !

- C'est bien ce que je pensais, c'est ma cousine et tu t'en rappelles pas, mais je suis ton parrain. Bien entendu tu ne le savais pas, petit sauvage ! Tu vas voir, j'aurai bien soin de toi ! File.

Le novice fila vers la dunette pas trop rassuré de cette révélation. Le bosco, son parrain, n'était pas un tendre et de plus étant de sa famille, les matelots pouvaient croire qu'il était favorisé.

Cette annonce fit le tour du bord en moins de temps qu'un albatros volant autour du voilier. Le capitaine avait tout entendu et sourit. Ce n'était pas fréquent d'avoir un mousse qui était à la fois petit-neveu et filleul du maître d'équipage. Fil de Caret, l'appelaient les matelots vu sa carrure, ils avaient hésité entre fil à voile et fil de caret. Chacun sait qu'un fil à voile sert à coudre des toiles et les fils de caret sont des fibres de chanvre assemblées ensemble et légèrement tordues pour former un toron, ensuite on tord les torons et on en fait des aussières ; mais restons à la dénomination de fil de caret qui est plus volumineux que le fin fil à voile. Pour vous dire que notre jeune homme de dix-sept ans n'était pas un grand costaud. Les matelots disaient que le gringalet allait morfler un brin, avec un pareil oncle ! Ça ne manqua pas dès le lendemain matin commencèrent les premières leçons particulières.

Non loin de l'escale de Rio de Janeiro quand le grognard, comme l'appelaient les matelots, lui demanda :

- Nono !

C'est comme ça que mon parrain m'appelle quand il n'est pas grincheux.

- Nono, je vais écrire à ta mère ; as-tu quelque chose à lui dire ?

- Oui !

- Tiens voici la plume, tu peux écrire ! - Parrain, ne pourriez-vous pas haler la plume un moment de plus...

Maquette Gérard Aimé - Amerigo Vespucchi
Maquette Gérard Aimé - Amerigo Vespucchi


C'était rare qu'il lui donne du parrain sauf dans les moments d'intimité difficiles à trouver à bord. Mais ça arrivait.

- Navigue ! lui répliqua le maître-parrain.

Le jeune garçon dicta ainsi :

- « Votre petit Yvonnick, ma bonne et très chère mère, pense à vous, matin et soir, priant le Bon Dieu de vous garder avec mes frères et sœurs, même ! Grâce à mon parrain, je sais les nœuds de toutes sortes, pas encore les épissures, c'est plus difficile. J'apprends le gréement et toute la voilure. Quand je reviendrai, j'espère que je serai bon matelot. Le capitaine s'est mis en tête de m'apprendre à bien lire et écrire, comme à l'école j'ai toujours peur de ce brigand d'A, B, C, qu'on l'appelle l'alphabet. Je voudrais vous écrire moi-même là, pour dire tout ce que j'ai dans le cœur, à mon idée. Je vais faire des efforts pour que ça vienne. Les matelots disent que pour l'amour d'une mère on fait le plus possible. Je vous aime ici comme dans notre maison...

- Tourne au taquet ! dit le bosco qui commençait à s'impatienter.

Le novice se hâta de finir :

« Je vous embrasse de tout mon cœur et je me porte bien ; embrassez-moi et portez-vous pareillement. Adieu chez nous ; adieu, ma bonne mère, et au revoir !"


- Fais une croix là-dessus ! dit l'oncle-bosco, mieux essaie de mettre un Y, tu sais bien l'écrire ? Et puis va-t'en finir ton épissure un peu proprement.


 Fil de Caret fila retrouver son supplice de réunir les deux bouts d'un cordage qu'il essayait de son mieux d'entrelacer avec un outil que l'on appelle épissoir. Il se disait et rêvait qu'un jour, il serait peut-être matelot, pourquoi pas bosco et même lieutenant avant de devenir capitaine. Le capitaine patiemment lui apprenait les rudiments du calcul et l'encourageait à écrire pendant une heure par jour. Le boss n'était pas très content qu'un de ses hommes ne soit pas au travail, mais il ne pouvait contredire le maître après Dieu et au fond de lui-même il voyait son neveu-filleul peut-être un jour capitaine. Mais beaucoup de milles seraient passés sous la coque avant ce jour. Voilà déjà un an que l'Auvergnat avait quitté la France, actuellement il naviguait dans le Pacifique, cap sur Valparaiso. Le 23 décembre, l'Auvergnat était au mouillage devant ce grand port chilien. Fil de Caret prit sa plume, hésitant il commença à écrire :

"Ma chère et bonne mère,

Enfin ! je vous écris moi-même, de ma main, avec une plume et de l'encre, que je manœuvre comme une annexe dans le port encombré. Demain c'est Noël, nous serons à quai et j'irai à la messe de minuit avec mon oncle bosco. Dans l'entrepont, Yann, un matelot chante une chanson, il m'a dit que c'était un Breton qui l'avait écrite qui s'appelait Théodore Botrel :

Amis, veillons tous à genoux :
Noël va venir parmi nous !
S'il naissait chez les marins,

Après l'avoir complimenté,
Ils trinqueraient à sa santé
Pour oublier nos peines.


Et dig, et dig, don daine
Sans prêtre et sans autel,
Fêtons tous Noël.


Monsieur le recteur nous l'a dit :
Dans une étable Dieu naquit.
S'il venait chez les marins,
Ils ont pour Lui, dans l'entrepont,
Un petit nid ben chaud, ben bon !


Les pauvres parents de Jésus
N'avaient rien à manger non plus...
S'ils venaient chez les marins,
Ils donneraient leur meilleur lard,
Du cidre ou du vin plein leur quart.


Pour chauffer le petit Jésus
L'âne et le boeuf soufflaient dessus
S'il naissait chez les marins,
Pour chauffer le joli Frileux,
Ici les ânes sont nombreux !


Hérode a, dit-on ordonné
De massacrer le Nouveau-Né
Si l'on vient chez les marins,
Ils empoigneront ces forbans
Et les pendront dans les haubans.


Amis , dormons à notre tour :
Voici venir l'aube du jour.
Hélas ! Noël, je le crains,
Doit oublier les marins...
Dame !... Il est occupé... là-bas
A consoler nos petits gâs.

Tous les deux, nous avons construit une crèche dans un des recoins du poste avant. J'ai une grande nouvelle : le capitaine m'a fait passer matelot. C'est grâce à mon parrain qui a viré de bord en grand. Tant que j'étais novice, il m'apprenait le métier, il était dur comme fer. Je le trouvais pis qu'un ours, n'écoutant jamais mes plaintes et me donnant toujours tort. À cette heure, il me donne quasiment toujours raison. À preuve que, parlant de l'ancien maître d'école qui avait beaucoup de mal avec moi, comme je lui disais : « Tenez, parrain, sans vous offenser, ce soi-disant savant était une franche bourrique. » Savez-vous ce qu'il me répond en riant ? « Dam ! Mon petit, ça se pourrait bien. » Il me fiche une calotte et m'envoie reverdir (réfléchir) pour deux heures sur les barres du grand cacatois en me criant : « Ça t'apprendra à manquer de respect à tes maîtres ! »

Quelques marins m'appellent déjà « matelot » et mon ami de la crèche, Yann, m'a dit  : « que j'étais son matelot ! » Maman, ça veut dire que je suis son ami et pour son matelot on est toujours prêt à donner son quart de vin, sa bourse, son sac ou sa vie. Pour le vin, je n'en bois pas, sauf le dimanche ou je trinque avec mon oncle à votre santé ma bonne mère et à toute la famille. Mais pour mon sac, mes vêtements sont trop petits pour la taille d'Yann.

De temps en temps je regarde le soleil ou la lune et je vous imagine le visage tourné vers les astres en pensant qu'au même moment de l'autre côté de la terre votre fils, Fil de Caret est devenu un vrai marin comme ses oncles. Je vois aussi à mon pauvre père qui suivait ses bœufs pour creuser le sillon qui nous permettait de vivre dans notre petite maison de granit au toit de chaume. Demain soir, mes frères et sœurs chanteront Noël dans notre chapelle qui domine notre beau golfe. Je serais avec vous dans cette église de Valparaiso.

Comme maintenant j'écris pas trop mal grâce aux leçons du capitaine, les matelots m'ont demandé d'écrire sous leur dictée pour le jour de l'an un compliment pour notre maître après Dieu comme cela se fait sur nos navires du long cours. Nous lui donnerons de Premier de l'an. J'en ai fait un double pour vous. On l'appelle : "La lettre du jour de l'an !" :

« - Dame ! Grand-Mât, vous êtes dur, vous n'êtes pas un Cap'taine de gravure ! On ne vous voit pas rire souvent avec vos lieutenants et avec vous c'est toujours courir. On ne vous voit pas souvent, mais on sait que vous savez tout du clin-foc à la brigantine et du poste à l'archipompe. Pourtant vous ne mettez pas les pieds sur le pont, mais seulement sur la dunette ! Nous savons que vous veillez au grain pour que le second et le bosco naviguent droit. Vous êtes un torcheur de toile, un vrai mangeur d'écoute et vous faites en sorte de ne pas faire souffrir votre bateau et votre équipage. Nous vous souhaitons une bonne santé, une bonne brise et la plus courte traversée possible.
Cap'taine, vous pouvez compter à bloc sur Votre équipage !"  

On m'a raconté, si le capitaine était méchant il n'avait droit à rien. Sans lettre, son humeur devenait massacrante. Heureusement sur l'Auvergnat ce n'est pas le cas. L'équipage m'a dit qu'on aurait droit à la double. Je suis content de savoir écrire ça évite à mon parrain de manœuvrer la plume, il n'a jamais aimé les pages d'écriture, maintenant c'est moi qui tiens la feuille de consommation de la voilerie. Au fait, Maman, n'oublie pas d'aller à la Marine pour leur dire que je suis maintenant matelot et que ma délégation pour la famille a augmenté. Voici mon certificat signé par le consul de France de notre dernier port. Ça fera plus d'argent pour vous et notre petite ferme.

Ce jour de Noël, je vous envoie ma chère mère tout mon cœur en grand.

Yvonnick.

La lettre est partie sur un vapeur qui passait par là. Deux mois après elle était à la maison. Après un mois d'escale à Valparaiso le trois-mâts barque passa le Horn sans trop de mal.


René Moniot Beaumont

Littérateur de la mer


* texte inspiré par G. de La Landelle, Théodore Botrel et notre cher commandant Armand Hayet (Us et coutumes à bord des Long-Courriers)

Les histoires du Capitaine
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