à Port-Boulard, le vendredi soir...

A l'heure où les petites filles vont se coucher... 20 heures...

Les commandants arrivaient, l'un après l'autre : trois, parfois quatre... Raymonde avait préparé un feu de cheminée dans le salon. Armand était habillé soigneusement, son éternel petit foulard rouge autour du cou, rasé de frais, et j'avais eu droit à "l'étrenne" de sa joue toute douce de talc parfumé. J'avais été habillée "en propre", un noeud rouge à ma couette de babord, un noeud vert à ma couette de tribord... J'attendais, émue, le moment d'apporter maladroitement le plateau avec cinq verres de "petit punch", orné d'une rondelle de citron vert qui avait été acheté chez Fauchon à la Madeleine. Dans les années 50, c'était encore une denrée exotique...

Une fois ce cérémonial achevé, je regagnais mon lit, bercée par les éclats de voix provenant du salon sous ma chambre, trop jeune pour me sentir frustrée de ne pouvoir entendre les souvenirs d'eau salée et de tempêtes magnifiques, de drames humains, de regrets et de nostalgie.

Peu d'histoires sont restées. « Le bagage des raconteurs est un trésor volatil, comme la mémoire des auditeurs, une gardienne inconstante », disait Jacques Perret dans son article pour Cols Bleus du 25 mars 1978, et que je ne peux m'empêcher de citer à nouveau :


"Le voilà plus à l'aise dans l'éternité pour raconter enfin jusqu'au bout les histoires sans fin dont les familiers eux-mêmes n'auront pas connu l'épilogue. C'était un merveilleux conteur. Il habitait un pavillon au fond d'un jardinet dans un fjord de la rue Boulard, c'était le Port-Boulard. Je me souviens surtout de quelques soirées d'hiver, les pieds sur les chenets, le rhum sur le guéridon, l'albatros empaillé au-dessus de nos têtes, la bibliothèque marine où reluisaient les très précieuses ordonnances de Colbert en reliure d'époque, et devant nous dans le brouillard de nos pipes le petit mât de pavillon sur le coin de la cheminée. Notre capitaine ne fumait pas et buvait peu, mais il racontait. Scènes vécues ou rapportées, souvenirs de jeunesse, fortunes de mer, de port, de rivages et d'archipels, avaries et bordées, situations critiques et conjonctures idylliques, personnages d'épopée, héros et salopards, us et coutumes, refrains et dictons. Tout se ranimait dans le vif du revécu, et selon le sujet, sa voix légèrement bordelaise passait tout naturellement de la colère à la tendresse et de l'enthousiasme à la dérision. Tels étaient le touffu de sa mémoire et l'impatience de ses souvenirs que bien souvent la première histoire à peine entamée se laissait traverser par une deuxième qui bientôt en appellerait une troisième et ainsi de suite comme une farandole d'histoires inachevées. Et si l'un de nous s'inquiétait du dénouement de l'une d'elles :

« Nous la rattraperons la prochaine fois, disait-il, et de toutes façons vous savez bien que toutes les histoires, les plus franches comme les plus tordues se rejoindront dans l'infini ».

Malheureusement le bagage des raconteurs est un trésor volatil, comme la mémoire des auditeurs, une gardienne inconstante. Pour ma part je n'ai pas retenu grand-chose des souvenirs du capitaine dont je puisse faire honnêtement l'inventaire. Il ne m'en reste qu'un petit nombre d'images et l'atmosphère d'enchantement". Jacques Perret.                                                                      

Mais avant de laisser la parole au conteur, laissez-moi reproduire ici, avec l'accord de l'auteur, la lettre ouverte aux petits-enfants de cap-horniers, écrite par Claude Briot, et découverte dans le site  https://escales.wordpress.com.

"Quasiment tous les auteurs qui se sont intéressés aux marins marchands cap-horniers de la Compagnie Bordes ont relevé la pénibilité de ce métier hors du commun. L'enfer du Horn avec ses tempêtes rugissantes, ses îles de glace dérivantes, le givre dans le gréement raidissant voiles et cordages, les hommes constamment mouillés à la manœuvre sur le pont que l'humidité des postes d'équipage, pas ou peu chauffés, empêchait de se sécher correctement et de récupérer, l'alimentation frugale et échauffante, les caractères qui s'aigrissent, le coup de tafia pour tenir le coup... toutes ces conditions ont été largement décrites. Mais quand on se penche de près sur le quotidien de la vie de ces marins long-courriers, pendant toute la durée des traversées et pendant les escales aussi bien dans les ports charbonniers anglais qu'au Chili dans les ports du nitrate, on découvre alors que tout le voyage est en réalité un véritable chemin de croix jalonné de maladies, de décès par accidents de travail à la manœuvre, chutes depuis la mâture, paquets de mer fauchant les hommes, dépressions, suicides, malnutrition, traitements insuffisants ou inadaptés en cas de maladies et de blessures, sans compter les naufrages, les disparitions sans nouvelle avec pertes corps et biens, les incendies de charbon, les torpillages et canonnages par les sous-marins allemands pendant la première guerre mondiale, sans oublier les mines... Dès lors, on peut comprendre et admettre les désertions en cours de route à la recherche d'une vie meilleure à terre, sans compter ceux qui étaient shangaïés par des marchands d'hommes, autrement dits enivrés dans un bar et embarqués à leur insu sur un navire étranger en partance. On peut comprendre aussi l'exaltation au retour de voyage pour les autres quand on avait la chance de revenir vivant de cet enfer. Nous ne pouvons pas juger nos anciens avec nos mentalités d'aujourd'hui mais seulement tenter de resituer leur vie dans le contexte historique de cette époque révolue. Ces Hommes d'exception, poussés quotidiennement à la limite de l'endurance physique et morale, exposaient leur vie pour aller au bout du monde, chercher l'engrais naturel dont les terres épuisées d'Europe avaient besoin pour nourrir leur semblables bien calés sur le plancher des vaches, puis hélas pour les besoins de l'armement pendant la Première Guerre mondiale, le nitrate de soude du Chili étant alors utilisé dans la fabrication des explosifs. Beaucoup de jeunes gens célibataires et turbulents composaient les équipages. Les capitaines, soumis par des armateurs exigeants à une obligation impitoyable de résultats (traversées en moins de 90 jours, défense absolue de relâcher en cours de route même pour débarquer un malade insoignable à bord ou renouveler les vivres, défense de s'échouer ou de faire naufrage, sous peine de renvoi de la compagnie...) ne parvenaient pas toujours à calmer l'esprit frondeur et groumeur de ces jeunes navigateurs, d'où parfois des dérapages avec rixes et rebellions à bord. Il faut cependant relativiser. Quant à l'alcoolisme chez les marins cap-horniers, quelle autre profession à cette époque, était rationnée à un quart de vin à chaque repas ? En mer, pas question d'envoyer le mousse à l'épicerie du coin. Et sur une rotation de 8 mois : Europe, Chili, retour en Europe, 6 mois se passaient à la mer. Mais ces rudes marins Cap-horniers aux mains écorchées par les manœuvres et l'entretien du gréement, crevassées par le froid, l'eau de mer et la potasse étaient cependant capables de fabriquer, de méticuleuse façon, de fragiles maquettes, de minuscules bateaux en bouteille et même certains de broder sur soie. Leur œuvre était destinée généralement à leur bien aimée qui les attendait là-bas au pays et à laquelle ils ne cessaient de penser jusqu'à en perdre la raison et quelquefois la vie. Cependant, dans des situations de danger extrême, en remerciement d'un vœu exaucé, ces travaux de matelot devenaient d'émouvants ex-voto marins dont on trouve encore quelques rares spécimens dans les chapelles et églises de notre littoral".
Claude Briot

Monsieur Briot ? Armand Hayet a quelque chose à rajouter !

"La fin de notre flotte de grands bateaux à voiles a entraîné celle des vrais marins long-courriers. Ils pratiquaient une navigation qui exigeait de tous, officiers, matelots, une intensité de vocation, un amour du métier, un mépris des souffrances physiques et des angoisses morales, un dévouement absolu qui sont des dons d'un autre âge.

Et c'étaient ces hommes, dont la vie n'était que luttes et privations, qui chantaient !"

Armand Hayet - Chansons de bord




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